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doucement contraints d’une vie sociale défiante et peureuse, où l’esprit n’a pas encore enseigné au cœur à s’émanciper. La vie provinciale est sans doute bien monotone et bien stérile dans sa monotonie, elle a cependant au moins cette supériorité sur la vie capiteuse de Paris, que le désordre y est sans ivresse, le mal sans gloire, le scandale sans séduction, le vice sans charmes et sans ressources d’imagination. Les cœurs coupables n’y ont pas encore appris l’art de se griser de leurs propres paradoxes, et les éclats de l’inconduite n’y inspirent encore aucun désir d’émulation. Ces différences sont bien marquées dans les romans d’André Theuriet, où Paris apparaît maintes fois comme le mauvais génie des enfans de la province ; rappelez-vous le Natalis de Mlle Guignon, le La Genevraie et le René des Armoises de la Fortune d’Angèle. Le romancier toutefois est trop sensé pour avoir établi aucun contraste absolu et de parti-pris, et là comme partout il a su s’arrêter à la juste nuance. Si la province a beaucoup donné à André Theuriet, il lui a largement payé sa dette, et c’est elle à son tour qui lui doit reconnaissance, car elle ne pouvait rencontrer un peintre qui présentât d’elle une image plus aimable, plus épurée de toute vulgarité et de toute sottise, et mieux faite pour la consoler de s’être vue dans les grimaçantes peintures de Balzac et dans le brutal miroir de Gustave Flaubert.

Cette qualité que nous regrettions de ne pas rencontrer chez Gustave Droz, la sensibilité, André Theuriet la possède. Ses personnages sont petits et modestes, mais, lorsqu’ils sont étreints par ces puissances redoutables sous lesquelles ont gémi de plus forts que ceux de leur race, la douleur et l’amour, leurs cœurs battent si gentiment et si vivement, qu’ils m’ont souvent rappelé les palpitations rapides et pressées de l’oiseau qui se sent saisi sans espoir d’évasion sous la main qui l’emprisonne. La discrétion aussi avec laquelle ils souffrent est faite pour toucher, car je ne sais pas de spectacle qui trouve plus directement le chemin du cœur que celui de larmes qui coulent en silence ou d’une douleur qui chuchote ses tortures à mi-voix : au milieu des sanglots réprimés. Les sons les plus frêles sont aussi les plus aigus, et, pour être contenu et discret, ce pathétique n’en est pas moins vibrant. C’est vraiment une cruelle histoire que celle de Mlle Guignon, cette personne destinée à toujours manquer son bonheur pour avoir été prématurément éprouvée par une douleur trop forte qui, en brisant en elle toute énergie de résistance, y a créé une lassitude sous laquelle elle se traîne, incapable d’autre chose que de se laisser faire par le sort. Le bonheur est là devant elle, elle le voit, elle l’espère, mais il faudrait étendre la main, et c’est un effort trop sérieux pour sa fatigue ; que la volonté du hasard s’accomplisse, et puisse-t-il lui être bon ! De