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serrer d’aussi près que possible, comme on isole un insecte sous le microscope pour pénétrer ses caractères par une étude patiente et sans distractions. En un mot, ils ne tiennent pas à faire grand, ils tiennent à faire vrai, et préfèrent aux hardiesses du pinceau la perfection du rendu et la minutieuse fidélité de l’imitation. Le procédé de création et de composition généralement adopté par nos nouveaux romanciers est absolument à l’inverse de celui de leurs prédécesseurs. Autrefois le romancier tirait son sujet de son âme même, d’une combinaison morale éclose dans son cerveau, puis il demandait à la réalité extérieure les élémens nécessaires pour donner un corps à sa conception. Aujourd’hui au contraire, c’est à ces élémens extérieurs que le romancier puise ses sujets, quitte à demander ensuite à l’imagination et à la pensée les cimens destinés à en unir les diverses parties. La réalité ainsi sollicitée fournit en abondance ce qu’on lui demande ; mais comme le romancier, loin de généraliser ces élémens par une conception première, met au contraire tous ses soins à respecter leur particularité, il s’ensuit que ses sujets gardent d’ordinaire le caractère de faits isolés et que les histoires qui en résultent, quelle qu’en soit l’étendue, gardent le rang d’anecdotes.

Une conséquence de cet individualisme de nos romanciers et de ce caractère anecdotique de nos romans nouveaux, c’est de rendre la tâche de la critique singulièrement difficile. Comme ces œuvres partent le plus souvent de parti-pris strictement personnels et se renferment volontairement dans des limites fort étroites, il est à peu près impossible de les embrasser dans un jugement synthéthique et d’en tirer des conséquences générales qu’exclue l’absence de tout lien commun entre elles. Ce que le philosophe a de mieux à faire avec elles, c’est de laisser dormir son esthétique, qu’il ne pourrait vraiment leur appliquer qu’avec artifice et à la sueur de sa volonté. Cette période Louis XIII dont nous parlions tout à l’heure, avez-vous souvenir d’un critique ou d’un historien littéraire qui ait jamais essayé d’en tirer la philosophie générale ? Non, et nous défierions bien l’esprit le plus ingénieux de mener à fin une telle gageure sans puérilité et sans emphase. Il en est de même de la période que nous traversons. La critique moraliste n’y trouverait pas mieux son compte que l’esthétique. Chacun de nos auteurs s’étant cantonné dans le domaine qu’il s’est choisi comme Candide dans son jardin du Bosphore, ses vues sur la société sont nécessairement exclusives et ne valent que pour un monde fort restreint, en sorte que dresser le procès de la société générale sur le pessimisme de tel de nos auteurs actuels serait une aussi souveraine iniquité que l’absoudre et la justifier sur l’optimisme de tel autre serait une