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créés par la mort. Nous voici loin, il en faut convenir, de cette opulence de la période précédente où les belles œuvres foisonnaient et où les noms illustres se comptaient avec peine, tant leur nombre était grand ; seul ou à peu près seul, Victor Hugo reste encore parmi nous pour attester cette fécondité dont il fut un si puissant promoteur.

De nouveaux noms ont surgi, il est vrai, mais en quantité trop faible pour remplir les vides laissés, ou de calibre trop moyen pour tenir la place de ceux qui partaient. Dans cette vaste province de la littérature d’imagination que le romantisme avait couverte de ses châteaux et de ses palais, nous distinguons bien quelques édifices de date et de forme récentes, mais qu’ils sont clair-semés encore ! M. Gustave Flaubert s’est élevé une solide maison de campagne, de structure cossue comme une ferme de sa Normandie natale, et décorée intérieurement de tout ce que l’art des coloristes a jamais produit de plus fougueux, et notre ami Victor Cherbuliez une élégante villa pleine de curiosités et de raretés, où l’on voit se refléter, dans les glaces sans fin dont les murailles et les plafonds sont revêtus, toute sorte de formes féminines délicatement mystérieuses qui provoquent la divination psychologique du visiteur comme autant de sœurs des figures de Léonard de Vinci. Voici le charmant cottage de M. André Theuriet et le joli chalet de M. Gustave Droz, comblé de l’amusant fouillis des richesses de râtelier, pochades, croquis, charges comiques, dessins à la plume, ébauches, mignons pastels. Cette résidence fort habitable encore d’un voltairien du dernier siècle appartient à M. Edmond About, qui l’a fait restaurer avec adresse et meubler selon le goût nouveau des habitans des boulevards Malesherbes et Saint-Michel. Cette ravissante demeure abandonnée, tapissée de la base au faîte de lierre, de liserons, de chèvrefeuilles et de mousses, où le génie mélancolique des choses ruinées semble se consoler en compagnie du génie souriant de la nature éternellement jeune, est devenue la très enviable propriété d’Alphonse Daudet. Plus loin j’aperçois un vaste chantier que s’est adjugé M. Emile Zola, et où il s’est établi un hangar très fortement chevronné et charpenté. C’est tout, ou à peu près tout ; vous voyez combien de domaines restent encore en friche et combien de sites attendent la demeure qui devrait les couronner.

Notre littérature cependant s’est presque entièrement renouvelée dans ces vingt-cinq dernières années ? mais ce renouvellement s’est opéré d’une façon très particulière, et qui suffit à caractériser la situation présente. Ces nouveaux venus sont arrivés un à un, successivement, à d’assez longs intervalles les uns des autres, comme si la nature fatiguée ne pouvait plus porter que de loin en loin ces rares dons qui font les dramaturges, les poètes et les