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examiné la situation de l’Orient, et, tout en souhaitant un accord avec la Russie, il n’eût pris conseil que des intérêts de l’Angleterre. Pourquoi donc la chancellerie russe, dans ce mémorandum du mois de juin 1844, a-t-elle forcé le sens des mots ? Pourquoi a-t-elle transformé en une convention diplomatique ce qui n’était qu’une promesse toute naturelle, un simple échange de bonnes paroles ? « Selon toute vraisemblance, dit très bien M. le baron Ernest de Stockmar, le mémorandum était destiné à couvrir le double fiasco du tsar, fiasco dans son désir de sonder l’Angleterre sur les affaires d’Orient, fiasco dans ses efforts pour irriter l’Angleterre contre la France. »

M. Ernest de Stockmar ajoute que le plus grave de ces deux échecs, l’échec relatif à la France, est signalé de la façon la plus précise dans les notes de son père. Il suffit de rappeler cette réponse de sir Robert Peel au tsar : « Le maintien de la dynastie d’Orléans est le but principal de ma politique. » Nous savions très bien que tels étaient les sentiments de sir Robert Peel ; ce que nous ignorions avant les révélations de Stockmar, c’est que le chef du ministère anglais, parlant à sa majesté le tsar en personne, eût opposé une déclaration aussi péremptoire à ses insinuations antifrançaises. Quant à ce mémorandum russe, qui, communiqué à d’autres chancelleries, aurait pu répandre des idées fausses sur les résultats du voyage du tsar, l’auteur de l’intéressant ouvrage intitulé Trente ans de politique étrangère[1] affirme que le ministère Peel en donna immédiatement connaissance à M. Guizot. M. Ernest de Stockmar croit le fait très vraisemblable. Cette communication, accompagnée sans doute des commentaires qui réduisaient ce document à sa juste valeur, mettait le comble à ce que M. Ernest Stockmar appelle le fiasco du tsar.

Ainsi, nul doute sur ce point, le fiasco du tsar est complet. Voulez-vous avoir maintenant une juste idée de cette déconvenue ? Interrogez les Mémoires de Bunsen sur le passage du tsar en Prusse, quand il partait pour l’Angleterre aux derniers jours du mois de mai. Les esprits les plus graves s’attendaient à de grands événemens. Il était arrivé à Berlin de très bonne heure, le matin du dimanche de la Pentecôte. Il était descendu à l’ambassade, s’était lavé en toute hâte, avait revêtu son uniforme, et s’était fait conduire à l’église russe. La messe était à moitié dite quand il entra, les fidèles étaient à genoux ; il fit signe que personne ne se dérangeât, s’agenouilla sur le seuil, tout près de la porte, et resta là une demi-heure. Bunsen écrit ce jour-là même à sa femme : « Ce voyage du tsar aura des résultats immenses. Tout est dans la main de Dieu. C’est

  1. Thirty years of foreign policy.