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Thiers, s’il veut jouer au Napoléon. La guerre serait un grand malheur, cela est vrai ; mais si les circonstances font que dans les négociations politiques les mauvaises qualités de la nature humaine dominent toujours les bonnes, il en résulte une telle perversion des idées sociales, un tel effondrement du sol, qu’il faut préférer la guerre à un pareil état, comme le seul moyen de guérir les maladies honteuses. La France se dit blessée par le traité des quatre puissances ? C’est là un prétexte vide et qui montre combien peu elle a raison de se plaindre. Palmerston sans doute est à la fois léger (flippant) et opiniâtre. Mais les méprises que peut commettre un Anglais ne vont pas à l’infini comme chez Thiers et les Français ; de Palmerston et de Thiers, c’est ce dernier qui m’est le plus suspect et de beaucoup[1]… »


Je m’arrête ; il suffit de signaler ce langage, sans répéter les gros mots que Stockmar adresse à un illustre serviteur de la France. Je n’ai eu qu’une pensée en faisant cette citation ; j’ai voulu montrer sous la violence des paroles les sentimens équivoques de l’auteur. Évidemment, malgré son parti-pris, il hésite, il a des doutes : « Quand même la France aurait raison… Palmerston est léger, opiniâtre… » Voilà des commencemens d’aveu qui lui échappent, mais il se hâte de se contenir, ou plutôt il regimbe contre lui-même, il se bat les flancs pour se mettre en colère, et, ne pouvant nous opposer de bonnes raisons, il nous jette de sottes injures.

Serait-il téméraire de conjecturer que le prince Albert eut une conduite bien différente ? Initié par la communication des dépêches et par les entretiens des ministres à toute cette diplomatie de l’année 1840, s’il n’éprouva, comme Stockmar, aucune sympathie pour lord Palmerston, j’aime à croire qu’il se garda bien de se donner le change à lui-même en accusant la France de torts imaginaires. Simple et droit comme il était, il dut faire d’étranges réflexions sur les procédés du ministre, peut-être même laissa-t-il percer quelque chose de son sentiment, si bien que ce souvenir, éveillé douze ou treize ans plus tard, expliquerait certains épisodes restés un peu obscurs. Qui donc en 1851 fut soupçonné d’avoir contrecarré la politique de lord Palmerston, d’avoir obligé le noble lord à quitter le foreign-office ? Ici, je ne fais plus de conjecture, je réponds sans hésiter : Ce fut le prince Albert. Et qui donc, en 1853, fut soupçonné d’avoir excité ou envenimé ce que l’on appelait alors la question du prince Albert ? Ce fut lord Palmerston.

En résumé, si nos hommes d’état, M. Thiers comme M. Guizot, ont commis des fautes dans cette crise de 1840, ce sont des erreurs qui ne portaient atteinte ni à l’élévation des idées ni à la droiture

  1. Denkwürdigkeiten aus den Papieren des Freiherrn Christian Friedrich von Stockmar, pages 364-365.