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dans la question. À vrai dire, c’était une coalition de sentimens opposés que le moindre accident pouvait rompre. Le prétexte adopté était donc celui-ci : La France cherche à introduire dans le monde des principes qui détruiraient le droit des gens ! Si l’Egypte obtenait gain de cause au nom de ces doctrines françaises, l’Irlande aurait les mêmes droits à être séparée de l’Angleterre : Méhémet-Ali servirait d’exemple à Daniel O’Connell ! »

Les doctrines françaises signalées ici par Stockmar et dont Palmerston se servit comme d’un épouvantail pour effrayer les puissances, se réduisent à certaines paroles de M. Thiers dans sa note du 8 octobre 1840. Il est dit dans cette note « que l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman exigent le respect d’une sorte d’indépendance partielle et intérieure, celle du pacha d’Egypte.[1] » Si ces paroles, comme on l’a dit, sont de la part de la France une position prise contre l’Angleterre, il faut remarquer d’abord à quelle date elles paraissent ; c’est lorsque le cabinet de M. Thiers est justement blessé de la convention signée le 15 juillet à l’exclusion de la France. Ce n’est donc pas cette doctrine de M. Thiers qui a provoqué le traité du 15 juillet 1840, c’est le traité du 15 juillet qui a provoqué cette doctrine de M. Thiers. Les assertions de Stockmar sur ce point, qu’il les tire de son crû ou les répète d’après les ministres anglais, sont absolument inexactes. On doit considérer ensuite qu’il s’agit ici tout simplement de la Turquie et de l’Egypte. M. Thiers avait bien le droit de soutenir jusqu’au bout son client. Je ne dis pas que les termes cités plus haut fussent les plus heureux, M. Guizot a peut-être raison d’y voir des pensées discordantes ; mais qui donc pouvait croire sérieusement que M. Thiers, en demandant à l’Europe une stipulation favorable à Méhémet-Ali, songeât à préparer le triomphe d’O’Connell ? Qui donc pouvait le croire capable de comparer l’Irlande à l’Egypte et l’Angleterre à la Turquie ? On ne discute pas de pareilles sottises. Non, évidemment, ceux qui disaient ces choses n’y croyaient pas eux-mêmes. Voilà

  1. L’histoire, qui a toujours ses justices et ses réparations, leur donne quelquefois un caractère singulièrement ironique. Ces doctrines de M. Thiers, qui avaient paru subversives en 1840 et donné lieu à tant de déclamations anglaises, qui donc vient de les renouveler en les aggravant ? C’est un disciple, un ami, un continuateur de lord Palmerston, l’éloquent M. Gladstone. Lorsque M. Thiers, dans sa note du 8 octobre 1840, affirmait « que l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman exigeaient le respect d’une sorte d’indépendance partielle et intérieure, celle du pacha d’Egypte, » c’était pour un état déjà constitué qu’il réclamait ce bénéfice ; M. Gladstone, dans sa véhémente brochure (30 août 1876) et dans le meeting de Blackheath (9 septembre), l’a réclamé pour de simples provinces de l’empire ottoman, la Bosnie, l’Albanie, la Bulgarie, l’Herzégovine. La doctrine française n’était donc pas si condamnable, puisque, reprise par M. Gladstone en des circonstances bien autrement périlleuses, elle a éveillé tant d’échos en Angleterre et obligé le ministère Disraeli à redoubler de vigilance pour exiger de la Turquie les transformations nécessaires.