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difficiles à assimiler, il y aurait imprudence à l’élargir encore. Une Russie prolongée par-dessus le Danube jusqu’à la Méditerranée menacerait l’élément russe d’énervement à force d’extension ou de dénationalisation dans le cosmopolitisme. L’empire russe, agrandi de parties mal soudées ensemble, offrirait plus de prise à l’ambition de ses voisins, ou, démesurément distendu, il risquerait de se rompre et à se désagréger de lui-même. A quelque point de vue que l’on se place, au point de vue financier ou économique, au point de vue du développement politique ou de la force effective de l’état, l’héritage des empereurs byzantins ne serait pour les tsars qu’une fastueuse et périlleuse succession. En vérité, aucun patriote russe, aucun ami de la Russie ne lui peut rien souhaiter de pareil.

L’intérêt bien entendu de la Russie est manifeste ; mais devant des séductions ambitieuses, chez les peuples comme chez les individus, il serait imprudent de se trop confier à l’intérêt bien entendu. Par bonheur pour la Russie et l’Europe, les rêves du panslavisme rencontreraient plusieurs barrières successives dans la géographie, dans l’ethnologie, dans la conscience même des peuples que l’on suppose enclins à de pareils songes. En dépit de l’opinion vulgaire, la région des Balkans ne serait guère pour la Russie qu’une seconde Pologne, plus vaste que la première, plus isolée naturellement de l’empiré et plus facile à en distraire. Les Slaves ne sont point les seuls habitans de la péninsule de l’Hœmui. Au nord, entre eux et les Russes, il y a d’abord un peuple presque aussi nombreux que Bulgares et Serbes réunis, les Roumains, demeurés depuis Trajan à l’embouchure du Danube comme un avant-poste de l’Occident. Au sud, il y a les Grecs, qui aujourd’hui encore forment le gros de la population chrétienne de la banlieue de Constantinople ; les Grecs, comme les Roumains, plus rapproché de nous que des Slaves, par l’origine et les traditions, comme les Roumains jaloux de leur nationalité et peu soucieux de se laisser submerger dans un océan panslave. Chez ces deux peuples, les plus compactes, les mieux délimités par la nature, les plus fortement constitués aujourd’hui de la péninsule, l’antagonisme avec les Slaves va parfois jusqu’à l’injustice. C’est cette rivalité ou ces méfiances qui, dans la dernière guerre serbo-turque, ont retenu les cabinets d’Athènes et de Boukarest dans la neutralité, alors qu’en coopérant énergiquement avec les Serbes ils eussent pu décider la défaite de l’adversaire commun. Roumain et Hellène, tous deux justement fiers de porter le nom des deux grands peuples classiques, n’abdiqueront jamais leur antique et glorieuse nationalité au profil de peuples que, dans leur orgueil traditionnel, ils dédaignent comme d’obscurs parvenus. Chez l’un et l’autre, une