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devenus des agneaux. L’homme n’a pas besoin, pour être bon, d’avoir trouvé une base logique à sa bonté. Les plus cruels inquisiteurs du moyen âge, Conrad de Marbourg par exemple, étaient les plus doux des hommes. C’est ce qu’on verra quand notre grand maître, M. Victor Hugo, donnera son Torquemada, et montrera comment on peut devenir brûleur d’hommes par sensibilité, charité.


VI

Quoique l’éducation religieuse et prématurément sacerdotale qui m’était donnée ait empêché pour moi les liaisons de jeunesse avec des personnes d’un autre sexe, J’avais des petites amies d’enfance dont une surtout m’a laissé un profond souvenir[1]. De très bonne heure, le goût des jeunes filles fut vif en moi. Je les préférais de beaucoup aux petits garçons. Ceux-ci ne m’aimaient pas, mon air délicat les agaçait. Nous ne pouvions jouer ensemble ; ils m’appelaient mademoiselle ; il n’y avait taquinerie qu’ils ne me fissent. J’étais au contraire tout à fait bien avec les petites filles de mon âge ; elles me trouvaient tranquille et raisonnable. J’avais douze ou treize ans. Je ne me rendais aucun compte de l’attrait qui m’attachait à elles. L’idée vague qui m’attirait me semble avoir été surtout qu’il y a des choses permises aux hommes qui ne sont pas permises aux femmes, si bien qu’elles m’apparaissaient comme des créatures faibles et jolies, soumises pour le gouvernement de leurs petites personnes à des règles qu’elles acceptaient. Toutes celles que je connaissais étaient d’une modestie charmante. Il y avait dans le premier éveil qui s’opérait en moi le sentiment d’une légère pitié, l’idée qu’il fallait aider à une résignation si gentille, aimer leur retenue et la seconder. Je voyais bien ma supériorité intellectuelle ; mais dès lors je sentais que la femme très belle ou très bonne résout complètement pour son compte le problème qu’avec toute notre force de tête nous ne faisons que gâcher. Nous sommes des enfans ou des pédans auprès d’elle. Je ne comprenais que vaguement ; déjà cependant j’entrevoyais que la beauté est un don tellement supérieur, que le talent, le génie, la vertu même ne sont rien auprès d’elle, en sorte que la femme vraiment belle a le droit de tout dédaigner, puisqu’elle rassemble, non dans une œuvre hors d’elle, mais dans sa personne même, comme en un vase myrrhin, tout ce que le génie esquisse péniblement en traits faibles, au moyen d’une fatigante réflexion.

Parmi ces petites camarades, j’ai dit qu’il y en avait une qui

  1. Je me sais interdit de toucher ici aucun souvenir relatif à ma sœur. Ces souvenirs me sont trop sacrés pour que j’aie jamais dû les livrer à d’autres qu’à ceux qui l’ont connue,