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retiré. Son visage était sérieux, mais non triste, plutôt aimable que malveillant. Dans la suite, quand je lus la Vie de Spinoza par Colerus, je vis que j’avais eu sous les yeux dans mon enfance un modèle tout semblable au saint d’Amsterdam. On le laissait tout à fait tranquille ; on le respectait même. Sa résignation, sa mine souriante, paraissaient une vision d’un autre monde. On ne comprenait pas, mais on sentait en lui quelque chose de supérieur ; on s’inclinait.

Il n’allait jamais à l’église et évitait toutes les occasions où il eût fallu manifester une foi religieuse matérielle. Le clergé le voyait de très mauvais œil ; on ne parlait pas contre lui au prône, car il n’y avait pas scandale, mais en secret on ne prononçait son nom qu’avec épouvante. Une circonstance particulière augmentait cette animosité et créait autour du vieux solitaire une sorte d’atmosphère de diaboliques terreurs.

Il possédait une bibliothèque très considérable, composée d’écrits du XVIIIe siècle. Toute cette grande philosophie, qui en somme a plus fait que Luther et Calvin, était là réunie. Le studieux vieillard la savait par cœur et vivait des petits profits que lui rapportait le prêt de ses volumes à quelques personnes qui lisaient. C’était là pour le clergé une sorte de puits de l’abîme dont on parlait avec horreur. L’interdiction de lui emprunter des livres était absolue. Le grenier de Système passait pour le réceptacle de toutes les impiétés.

Naturellement je partageais cette horreur, et c’est bien plus tard, quand mes idées philosophiques se furent assises, que je songeai que j’avais eu le bonheur dans mon enfance de voir un véritable sage. Ses idées, je les reconstruisis sans peine en rapprochant quelques mots qui m’avaient paru autrefois inintelligibles, et dont je me souvenais. Dieu était pour lui l’ordre de la nature, la raison intime des choses. Il ne souffrait pas qu’on le niât. Il aimait l’humanité comme représentant la raison, et haïssait la superstition comme la négation de la raison. Sans avoir le souffle poétique que le XIXe siècle a su ajouter à ces grandes vérités, Système, j’en suis sûr, vit très haut et très loin. Il était dans le vrai. Loin de méconnaître Dieu, il avait honte pour ceux qui s’imaginent le toucher. Perdu dans une paix profonde et une sincère humilité, il vit que les erreurs des hommes méritent plus de pitié que de haine. Il était évident qu’il méprisait son siècle. La renaissance de la superstition, qu’il avait crue enterrée par Voltaire et Rousseau, lui semblait dans la génération nouvelle le signe d’un complet abêtissement.

Un matin, on le trouva mort dans sa pauvre chambre, au milieu de ses livres empilés. C’était après 1830 ; le maire lui fit le soir