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De nos yeux maternels ne craignez point de larmes…

sa voix était toujours émus. Ces grandes et terribles scènes avaient laissé en elle une empreinte ineffaçable. Quand elle s’égarait en ces souvenirs, indissolublement liés à l’éveil de sa première jeunesse, quand elle se rappelait tant d’enthousiasmes, tant de joies folles, qui alternaient avec les scènes de terreur, sa vie semblait revivre tout entière. J’ai pris d’elle un goût invincible de la révolution, qui me la fait aimer malgré ma raison et malgré tout le mal que j’ai dit d’elle. Du reste, je n’y reviendrai plus : sat prata biberunt. Je n’efface rien de ce que j’ai dit, mais depuis que je vois l’espèce de rage avec laquelle des écrivains étrangers cherchent à prouver que la révolution française n’a été que honte, folie, et qu’elle constitue un fait sans importance dans l’histoire du monde, je commence à croire que c’est peut-être ce que nous avons fait de mieux, puisqu’on en est si jaloux.


V

Un personnage singulier, qui resta longtemps pour moi une énigme, compta pour quelque chose parmi les causes qui firent de moi, en somme, bien plus un fils de la révolution qu’un fils des croisés. C’était un vieillard dont la vie, les idées, les habitudes, formaient avec celles du pays le plus singulier contraste. Je le voyais tous les jours, couvert d’un manteau râpé, aller acheter chez une petite marchande pour deux sous de lait dans un vase de fer-blanc. Il était pauvre, sans être précisément dans la misère. Il ne parlait à personne, mais son œil timide avait beaucoup de douceur. Les personnes que des circonstances tout à fait exceptionnelles mettaient en rapport avec lui étaient enchantées de son aménité, de son sourire, de sa haute raison.

Je n’ai jamais su son nom, et même je crois que personne ne le savait. Il n’était pas du pays et n’avait aucune famille. Sa paix était profonde, et la singularité de sa vie n’excitait plus que de l’étonné-ment ; mais ce résultat, il ne l’avait pas conquis tout d’abord. Il avait fait bien des écoles. Un temps fut où il avait eu des rapports avec les gens du pays, leur avait dit quelques-unes de ses idées ; personne n’y comprit rien. Le mot système, qu’il prononça deux ou trois fois, parut drôle. On l’appela Système, et bientôt il n’eut plus d’autre nom. S’il eût continué, cela eût mal tourné, les enfans lui eussent jeté des pierres. En vrai sage, il se tut, ne dit plus mot à personne et eut te repos, il sortait tous les jours pour aller acheter ses petites provisions ; le soir, il se promenait dans quelque lieu