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III

Tout me prédestinait donc bien réellement au romantisme, je ne dis pas au romantisme de la forme (je compris de bonne heure que le romantisme de la forme est une erreur, que, s’il y a deux manières de sentir et de penser, il n’y a qu’une seule forme pour exprimer ce qu’on pense et ce qu’on sent), mais au romantisme de l’âme et de l’imagination, à l’idéal pur. Je sortais de la vieille race idéaliste en ce qu’elle avait de plus authentique. Il y a dans le pays de Goelo ou d’Avaugour, sur le Trieux, un endroit que l’on appelle le Lédano, parce que là le Trieux s’élargit et forme une lagune avant de se jeter dans la mer. Sur le bord du Lédano est une grande ferme qui s’appelait Keranbélec ou Meskanbélec. Là était le centre du clan des Renan, bonnes gens venues du Cardigan, sous la conduite de Fragan, vers l’an 480. Ils vécurent là treize cents ans d’une vie obscure, faisant des économies de pensées et de sensations dont le capital accumulé m’est échu. Je sens que je pense pour eux et qu’ils vivent en moi. Pas un de ces braves gens n’a cherché, comme disaient les Normands, à gaaingner ; aussi restèrent-ils toujours pauvres. Mon incapacité d’être méchant ou seulement de le paraître vient d’eux. Ils ne connaissaient que deux genres d’occupations, cultiver la terre et se hasarder en barque dans les estuaires et les archipels de rochers que forme le Trieux à son embouchure. Peu avant la révolution, trois d’entre eux gréèrent une barque en commun et se fixèrent à Lézardrieux. Ils vivaient ensemble sur la barque, le plus souvent retirée dans une anse du Lédano ; ils naviguaient à leur plaisir et quand la fantaisie leur en prenait. Ce n’étaient pas des bourgeois, car ils n’étaient pas jaloux des nobles ; c’étaient des marins aisés et ne dépendant de personne. Mon grand-père, l’un d’eux, fit une étape de plus dans la vie citadine ; il vint à Tréguier. Quand éclata la révolution, il se montra patriote ardent, mais honnête. Il avait quelque argent ; tous ceux qui étaient dans la même situation que lui achetèrent des biens nationaux : lui n’en voulut pas ; il trouvait ces biens mal acquis. Il n’estimait pas honorable de faire par surprise de grands gains n’impliquant aucun travail. Les événemens de 1814 et 1815 le mirent hors de lui. Hegel n’avait pas encore découvert que le vainqueur a toujours raison, et, en tout cas, le bonhomme aurait eu peine à comprendre que c’était la France qui avait vaincu à Waterloo. Il me réservait le privilège de ces belles théories, dont je commence du reste à me dégoûter. Le soir du 19 mars 1815, il vint voir ma mère : « Demain matin, dit-il, lève-toi de bonne heure et regarde la tour. » Effectivement,