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l’endroit où étaient les plus grands chênes, le chariot s’arrêta. On comprit ; on enterra le saint et on bâtit son église en ce lieu.

Ces récits me donnèrent de bonne heure le goût de la mythologie. La naïveté avec laquelle on les prenait reportait à des milliers d’années en arrière. On me conta la façon dont mon père, dans son enfance, fut guéri de la fièvre. Le matin avant le jour, on le conduisit à la chapelle du saint qui en guérissait. Un forgeron vint en même temps, avec sa forge, ses clous, ses tenailles. Il alluma son fourneau, rougit ses tenailles, et mettant le fer rouge devant la figure du saint : « Si tu ne tires pas la fièvre à cet enfant, dit-il, je vais te ferrer comme un cheval. » Le saint obéit sur-le-champ. La sculpture en bois a été longtemps florissante en Bretagne. Ces statues de saints sont d’un réalisme étonnant ; pour des imaginations plastiques, elles vivent. Je me souviens d’un brave homme, pas beaucoup plus fou que les autres, qui s’échappait quand il pouvait, le soir. Le matin, on le trouvait dans les églises en bras de chemise, suant sang et eau. Il avait passé la nuit à déclouer les christs en croix et à tirer les flèches du corps des saint Sébastien.

Ma mère, qui par un côté était Gasconne (mon grand-père du côté maternel était de Bordeaux), racontait ces vieilles histoires avec esprit et finesse, glissant avec art entre le réel et le fictif, d’une façon qui impliquait qu’au fond tout cela n’était vrai qu’en idée. Elle aimait ces fables comme Bretonne, elle en riait comme Gasconne, et ce fut là tout le secret de l’éveil et de la gaîté de sa vie. Quant à moi, ce milieu étrange m’a donné pour les études historiques les qualités que je peux avoir. J’y ai pris une sorte d’habitude de voir sous terre et de discerner des bruits que d’autres oreilles n’entendent pas. L’essence de la critique est de savoir comprendre des états très différens de celui où nous vivons. J’ai vu le monde primitif. En Bretagne, avant 1830, le passé le plus reculé vivait encore. Le XIVe, le XVe siècle étaient le monde qu’on avait journellement sous les yeux dans les villes. L’époque de l’émigration galloise (Ve et VIe siècle) était visible dans les campagnes pour an œil exercé. Le paganisme se dégageait derrière la couche chrétienne, souvent fort transparente. À cela se mêlaient des traits d’un monde plus vieux encore, que j’ai retrouvés chez les Lapons. En visitant en 1870 avec le prince Napoléon les huttes d’un campement de Lapons près de Tromsoe, je crus plus d’une fois, dans des types de femmes, d’enfans, dans certains traits, certaines habitudes, voir ressusciter devant moi mes plus vieux souvenirs.