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Legrand, dominicain de Morlaix, n’en présentent qu’une faible partie. Loin d’encourager ces vieilles dévotions populaires, le clergé en effet ne fait que les tolérer ; s’il le pouvait, il les supprimerait, Il sent bien que c’est là le reste d’un autre monde, d’un monde peu orthodoxe. On vient une fois par an dire la messe dans ces chapelles ; les saints auxquels elles sont dédiées sont trop maîtres du pays pour qu’on songe à les chasser ; mais on ne parle guère d’eux à la paroisse. Le clergé laisse le peuple visiter ces petits sanctuaires selon les rites antiques, y venir demander la guérison de telle ou telle maladie, y pratiquer ses cultes bizarres ; il feint de l’ignorer. Où donc est caché le trésor de ces vieilles histoires ? Dans la mémoire du peuple. Allez de chapelle en chapelle ; faites parler les bonnes gens, et, s’ils ont confiance en vous, ils vous conteront, moitié sur un ton sérieux, moitié sur le ton de la plaisanterie, d’inappréciables récits, dont la mythologie comparée et l’histoire sauront tirer un jour le plus riche parti[1].

Ces récits eurent de bonne heure la plus grande influence sur mon imagination. Les chapelles dont je viens de parler sont toujours solitaires, isolées dans des landes, au milieu des rochers ou dans des terrains vagues tout à fait déserts. Le vent courant sur les bruyères, gémissant dans les genêts, me causait de folles terreurs. Parfois je prenais la fuite éperdu, comme poursuivi par les génies du passé. D’autres fois, je regardais par la porte à demi enfoncée de la chapelle les vitraux ou les statuettes en bois peint qui ornaient l’autel. Cela me plongeait dans des rêves sans fin. La physionomie étrange, terrible de ces saints, plus druides que chrétiens, sauvages, vindicatifs, me poursuivait comme un cauchemar. Tout saints qu’ils étaient, ils ne laissaient pas d’être parfois sujets à d’étranges faiblesses. Grégoire de Tours nous a conté l’histoire de ce Winnoch, qui passa par Tours en allant à Jérusalem, portant pour tout vêtement des peaux de brebis dépouillées de leur laine. Il parut si pieux qu’on le garda et qu’on le fit prêtre. Il ne mangeait que des herbes sauvages et portait le vase de vin à sa bouche de telle façon qu’on aurait dit que c’était seulement pour l’effleurer. Mais la libéralité des dévots lui ayant souvent apporté des vases remplis de cette liqueur, il prit l’habitude d’en boire, et on le vit plusieurs fois ivre. Le diable s’empara de lui à tel point, qu’armé de couteaux, de pierres, de bâtons, de tout ce qu’il pouvait saisir, il. poursuivait les gens qu’il voyait. On fut obligé de l’attacher avec des chaînes dans sa cellule. Ce fut un saint tout de même. Saint

  1. Un consciencieux et infatigable chercheur, M. Luzel, sera, j’espère, le Pausanias de ces petites chapelles locales, et fixera par écrit toute cette magnifique légende, à la veille de se perdre.