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et prolongée. Thorbecke voulait l’école publique, religieusement neutre, sans aucun caractère confessionnel; Groen eût voulu l’école chrétienne, et fulminait contre l’école « athée, » enseignant « la morale indépendante. » Il est difficile de ne pas penser qu’à force de vivre avec les grands hommes des siècles passés il ne comprenait plus très bien son époque, et la nécessité sociale de l’instruction donnée par l’état.

Thorbecke l’emporta le plus souvent dans ce duel prolongé, et ce qui prouve le plus contre la valeur politique des idées soutenues par son honorable adversaire, c’est qu’à plusieurs reprises et quand les vicissitudes parlementaires désignaient Groen van Prinsterer comme chef naturel du cabinet qui aurait dû succéder au ministère battu, il reconnut lui-même avec une patriotique modestie qu’il était « impossible. » Il s’effaça donc dans ces occasions pour faire place à des conservateurs qui comptaient bien serrer les freins d’un char marchant trop vite, mais qui ne se souciaient pas de réagir contre les faits accomplis dans le sens quasi théocratique de M. Groen et de ses partisans.

Cependant, et malgré cette stérilité des résultats, il fut toujours une puissance avec laquelle il fallait compter. Très impopulaire dans la « classe gouvernante, » c’est-à-dire dans la classe moyenne, aisée et éclairée, d’un pays où la bourgeoisie protestante et libérale a depuis longtemps la haute main, il avait des partisans influens dans l’aristocratie et nombreux dans le peuple de « derrière les électeurs, » qu’il opposait volontiers aux majorités légales facilement obtenues par ses adversaires. Sa vie privée, simple et même austère, l’emploi généreux qu’il faisait de sa fortune, son désintéressement éprouvé, la vivacité de son patriotisme, une loyauté chevaleresque, rarement démentie, dans ses polémiques même les plus ardentes, à moins que ses vues religieuses ne fussent directement attaquées, — alors il devenait violent, amer, pas toujours équitable, — lui assuraient depuis longtemps l’estime de tous, de ses adversaires comme de ses amis. Puritain du XVIIe siècle égaré dans le nôtre, il faisait aisément l’effet d’un de ces graves pensionnaires, conseillers ou bourgmestres, qu’on voit figurer dans les musées de Hollande avec leur physionomie ferme et hautaine, qui serait descendu de son cadre et se serait habillé à notre mode pour venir nous adresser de fréquentes et sévères remontrances. Sa vie se passa, pourrait-on dire, entre le forum et la solitude ; sans enfans, il eut pour dédommagement l’affection dévouée d’une compagne digne de lui par son intelligence et ses vertus. Les hommages dont il fut l’objet de la part de tous les organes de l’opinion néerlandaise démontrent que de nos jours il n’est pas nécessaire au mérite sérieux de courtiser la popularité pour être apprécié et honoré.


ALBERT REVILLE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.