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roi ne peut se refuser à cela sans perdre sa popularité et sa haute position. Je suis certain, permettez-moi de vous le dire, qu’en conseillant de laisser Venise à son destin, lord Russell ne représente pas fidèlement l’opinion du peuple anglais... » Vainement sir Henry Elliot s’efforçait-il de dissiper ses illusions et lui déclarait-il que le peuple anglais, tout sympathique qu’il fût pour l’Italie, ne lui pardonnerait pas de provoquer une guerre européenne : Garibaldi ne s’arrêtait pas pour si peu. — « Mais enfin, disait sir Henry Elliot, avez-vous bien calculé, général, toutes les conséquences d’un choc des armes italiennes avec la garnison française de Rome? Si cela arrive, c’est aussitôt l’intervention de la France, qu’il est de l’intérêt de votre pays d’éviter. » À ces mots, Garibaldi s’emportait et s’écriait : « Eh quoi ! Rome est une ville italienne, et Napoléon n’a pas le moindre droit de nous en interdire la possession. Cavour, par la cession de Nice et de la Savoie, a traîné la Sardaigne dans la boue et l’a jetée aux pieds de l’empereur. Je ne crains pas la France, et jamais je n’aurais consenti à une aussi profonde humiliation. Quels que soient les obstacles, quand même il y aurait danger de perdre tout ce que j’ai gagné, rien ne m’arrêtera. Je n’ai pas d’autre chemin que Rome, je ne crois pas l’entreprise trop difficile, l’unité de l’Italie doit s’accomplir! » Et Garibaldi, tout enivré de son programme chimérique, ne se bornait pas à parler injurieusement de Cavour dans une conversation avec sir Henry Elliot, il écrivait à un de ses amis de Gênes une lettre retentissante où il déclarait que « jamais il ne pourrait se réconcilier avec ceux qui avaient humilié la dignité nationale et vendu une province italienne. » Il faisait bien plus encore : il expédiait à Turin un de ses confidens avec la mission de demander à Victor-Emmanuel le renvoi des ministres. Il écrivait sans façon au roi : « Sire, renvoyez Cavour et Farini, donnez-moi une brigade de vos troupes, envoyez-moi Pallavicino comme prodictateur, et je réponds de tout. » Encore un moment, la guerre était déclarée au sein d’une immense anarchie : on touchait au paroxysme de la crise.

Ainsi se dessinait une situation violente d’où pouvaient sortir tous les dangers à la fois. Une marche des volontaires du midi sur Rome, c’était fatalement l’intervention de la France, comme le disait sir Henry Elliot, et l’intervention de la France dans ces conditions pouvait tout changer, — même à Naples, où le roi François II avait encore des forces pour se défendre sur le Vulturne et à Gaëte, — même peut-être dans les provinces récemment annexées. Cavour n’entrevoyait pas seulement toutes les conséquences politiques d’une folie aussi caractérisée, il se révoltait dans son âme contre un choc entre Italiens et Français, car s’il n’était pas disposé