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qui ne pouvait que se sentir défiée et menacée dans son dernier refuge de Venise par cette concentration de puissance italienne.

Tous les problèmes éclataient à la fois dans cette scabreuse entreprise devant laquelle Cavour se trouvait jeté subitement par la terrible logique qui emportait Garibaldi vers la mer de Sicile. Le danger était partout, sous toutes les formes, et c’est ici-, dans cette suprême et décisive mêlée, que se déploie le génie de ressources, la souple vigueur d’un homme grandissant au feu de l’action, prompt aux expédiens, sachant rester un libéral et un conservateur même dans les choses les plus révolutionnaires, résolu avant tout à ne pas se laisser dominer par les événemens, même quand les événemens semblent lui faire violence.


I.

« L’imprévu nous mène et mène tout le monde en Europe, » disait-on à ce printemps de 1860. C’est le mot de cette crise nouvelle qui commence par un héroïque attentat, qui se déroule pendant cinq mois en pleine vie européenne comme un drame de révolution, de diplomatie et de guerre, pour finir par la jonction violente du midi et du nord de l’Italie, par la conquête de l’unité.

Garibaldi partant à la dérobée, par un soir de mai, du golfe de Gênes, passant avec ses deux navires le Piemonte et le Lombardo à travers les croisières napolitaines, allant débarquer à Marsala et conquérant des royaumes au pas de charge, c’est l’histoire fabuleuse, c’est la légende. Cavour à Turin, c’est la politique, le génie des combinaisons au milieu de toutes les péripéties. Sans le premier, le drame n’aurait pas commencé ; sans le second, le dénoûment se serait perdu dans des convulsions désordonnées, et, par une bizarrerie de plus, entre ces deux hommes engagés à un moment donné dans une même campagne, disposant de l’avenir de l’Italie, il n’y avait ni accord prémédité, ni conjuration nouée d’avance. Garibaldi était parti le cœur ulcéré, facilement gagné à l’insurrection de Sicile par le ressentiment de la cession de Nice, et en partant il avait décoché à Cavour une flèche acérée dans une lettre où il disait au roi : « Je sais que je m’embarque dans une entreprise dangereuse... Si nous échouons, j’espère que l’Italie et l’Europe libérale n’oublieront pas que cette entreprise a été décidée par des motifs purs de tout égoïsme et entièrement patriotiques. Si nous réussissons, je serai fier d’orner la couronne de votre majesté d’un nouveau et peut-être plus brillant joyau, à la condition toutefois que votre majesté s’opposera à ce que ses conseillers cèdent cette province à l’étranger, ainsi qu’on a fait pour ma ville natale… »