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tout danger. L’étude des sciences, par l’incessante nouveauté des objets qu’elle offre à la pensée, par les effets toujours renouvelés qu’elle exige, est un des préservatifs les plus efficaces. « Il est bien rare, dit M. Maudsley, si même cela arrive jamais, qu’un homme devienne fou par excès d’activité intellectuelle, si celle-ci n’est accompagnée du trouble des émotions; c’est quand les sentimens sont profondément engagés que la stabilité de l’esprit est le plus en danger. Lorsqu’on raconte qu’un homme a perdu la raison ou s’est tué par excès de travail intellectuel, la vérité, neuf fois sur dix, sinon dix fois, est que les inquiétudes, les craintes, les déceptions, l’envie, la jalousie, les souffrances d’un amour-propre exagéré ou des chagrins analogues ont été les causes réelles de ce désastre; or ces causes ont toutes leur point de départ dans un sentiment personnel excessif. Les passions déprimantes et les pensées du même genre qu’elles mettent et entretiennent en activité, exigent une large dépense de force nerveuse. Si alors l’esprit n’a pas acquis, par la culture, le pouvoir de détourner l’attention de ces idées et de la fixer sur d’autres plus salutaires; ou si des circonstances extérieures favorables ne réagissent pas contre cet état, et n’aident pas l’individu à faire ce qu’il est trop faible pour accomplir de lui-même, le résultat en définitive est inévitable : les nerfs font faillite. »

Mais le meilleur préservatif, c’est encore l’observation ferme et constante de la loi morale. L’obligation suprême de l’homme, c’est de développer harmonieusement toutes les puissances de son être, et de les porter au plus haut point de perfection dont elles soient capables; c’est, en d’autres termes, de tendre à la perfection. Pour cela, il doit aimer et rechercher les choses dans la mesure de la perfection que sa raison découvre en elles; nulle créature n’étant parfaite, il ne doit rien aimer ici-bas, y compris lui-même, d’un amour exclusif et absolu. Il ne s’interdira pas les affections humaines; il n’usera pas ses forces dans la tentative stérile d’anéantir toutes ses passions et de se détacher entièrement de soi; car cela même serait contraire à l’ordre; mais, sans devenir étranger à ce monde, il habituera sa pensée à regarder plus haut. Il édifiera dans sa raison comme un temple où les tumultes de la sensibilité ne viendront pas détruire sa paix, où les disgrâces de la fortune ne l’atteindront plus que de coups amortis. — Épurer et développer sa raison, assurer son empire par une volonté toujours en éveil, n’est-ce pas le meilleur moyen de ne jamais la perdre?


LUDOVIC CARRAU.