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son bien-être, conquérir cette place, augmenter ces richesses. Ces nécessités, imposées par le besoin même de la satisfaire, empêchaient la passion de remplir à elle seule toute la capacité de l’âme; la vie morale était entretenue par le développement harmonieux et simultané de toutes ses fonctions. Tout à coup l’objet manque; les facultés, n’ayant plus leur but habituel, cessent d’agir ou n’agissent qu’avec langueur; la passion se nourrit d’elle-même, s’entretient et s’avive sous l’influence de l’activité pathologique du cerveau; peu à peu elle tire à soi tout ce qui reste de l’énergie mentale : l’intelligence ne pense plus qu’elle, la volonté ne veut plus que pour elle; elles sont désormais à sa merci.

Déviées et perverties, les passions les plus nobles peuvent donner naissance à la folie. Quand le sentiment religieux dégénère en scrupules puérils, exagérés, en terreur exclusive et sans trêve des peines de l’enfer, il risque d’engendrer la monomanie religieuse, une des formes les plus fréquentes de l’aliénation. — Au fond de toutes ces passions, il n’est pas difficile d’apercevoir une exaltation monstrueuse de l’égoïsme humain. Peut-être ne serait-il pas téméraire d’avancer que c’est pour trop s’aimer soi-même, se complaire trop en soi-même, faire de soi-même le but unique de toute son activité, que l’homme, j’entends l’homme raisonnable et libre, par une juste et terrible punition, est exposé à devenir pour soi-même un étranger, alienus. Qu’est-ce que l’intempérance, cette mère féconde de folies, sinon l’habitude des voluptés inférieures, c’est-à-dire l’égoïsme sensuel ? Que sont ces affections aveugles et désordonnées, que sont l’ambition, l’amour du gain, toutes ces passions qui, brusquement déçues, font si souvent naufrager la raison, sinon des formes plus raffinées de l’égoïsme? Qui sait enfin si toutes les variétés du délire de persécution ne sont pas les manifestations morbides d’un immense orgueil ?

S’ensuit-il que l’homme ne devienne fou que par sa faute, et que, selon la doctrine d’Heinroth, l’aliénation mentale ne soit jamais que la conséquence et le châtiment du péché? Non, car le plus souvent la folie est transmise : celui qu’elle frappe l’a reçue, pour ainsi dire, toute préparée dans son cerveau. Il y a ce que M. Maudsley appelle des tempéramens fous, et, quelques précautions que prenne alors le malheureux pour échapper à la fatalité héréditaire, au moindre choc sa raison chancelle et ne tarde pas à être emportée dans une tempête de fureur. Le seul remède serait ici, selon M. Maudsley, l’interdiction légale du mariage à ceux chez lesquels de semblables dispositions seraient médicalement constatées. — Mais, hors les cas d’hérédité, on peut soutenir sans paradoxe qu’une bonne hygiène intellectuelle et morale écarte presque sûrement