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absolue de juger mieux, j’ai le droit de dire que son jugement ne fonctionne pas régulièrement. — Mais du moins son raisonnement est logique, quand, se croyant le premier homme, il se dépouille en public de ses vêtemens? — On peut contester qu’il y ait là un raisonnement. Peut-être ne faut-il voir dans cet acte que l’effet d’une hyperesthésie, disposition si fréquente chez les aliénés. On sait que dans nombre de cas la sensibilité des papilles nerveuses qui existent sous l’épiderme est tellement excitée que le plus léger attouchement devient insupportable. Rien ne prouve qu’en se dépouillant brusquement de ses vêtemens, ce fou n’ait pas voulu se soustraire à un contact trop douloureux. Il est même permis de croire que c’est l’hyperesthésie commençante qui peu à peu a éveillé en lui le besoin d’être tout nu et suggéré par suite à son esprit qu’il était le père Adam.

Mettons pourtant que l’action de ce fou soit le résultat d’un raisonnement juste tiré d’un faux principe : ce ne serait encore qu’une exception assez rare. « En fait, dit M. Maudsley, dont l’expérience est d’un grand poids en ces matières, il n’est pas exact qu’un fou raisonne et agisse logiquement d’après les fausses prémisses de son délire... ce qui rend si difficile de soigner les fous, ce qui constitue le grand souci des fonctionnaires d’un asile, c’est que tout en sachant ce qu’un fou pense, on ne peut pas prévoir ce qu’il va faire: on peut connaître parfaitement son délire, on ne peut pas suivre l’opération de ce délire dans son esprit et prévoir à quels actes il le portera; il y a chez le fou incohérence dans les idées, il y a aussi incohérence entre les idées et les actes. Le mot si connu de Locke, qu’un fou raisonne correctement sur des prémisses fausses, est certes loin d’être vrai dans tous les cas. Souvent le fou raisonne follement d’après de folles prémisses; il ne fait pas ce qu’il devrait faire si son idée délirante était une idée saine, et il fait ce qu’il ne devrait pas faire si cette idée délirante était la réalité positive; en un mot, ce qui manque au fou c’est la santé de l’esprit...

« Il est impossible, poursuit M. Maudsley, à un esprit raisonnable et sain de plonger dans les profondeurs tumultueuses de l’esprit d’un fou, d’y saisir toutes les incohérences de pensées et de sentimens désordonnés, et de retrouver le fil qui rattache les uns aux autres des phénomènes mentaux dont le caractère est précisément de n’avoir ni lien, ni cohérence, de ne pas se succéder en relation logique, d’être, non pas dans un ordre, mais dans un désordre d’association contraire à toute l’expérience du bon sens. Si un homme sensé pouvait réussir dans une pareille entreprise, ce ne serait qu’à une condition : à la condition de devenir lui-même aussi fou que le fou dont il étudierait l’esprit; c’est seulement ainsi qu’il en pourrait suivre et apprécier les raisonnemens contraires à la raison. »