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à la porte d’une grange, écossaient des haricots. Sa chanson du Jardinier lui tenait au cœur, et il espérait que, parmi ces commères à la langue bien pendue, il s’en trouverait au moins une possédant le répertoire des vieilles chansons du pays. Nous l’attendions au bord de la route, regardant les brumes courir sur le ciel et de claires trouées de soleil argenter les toits des Islettes. Au bout d’une demi-heure, notre poète est revenu, la mine allongée et les yeux tristement abaissés sur ses opulentes guêtres jaunes. — O mes amis, a-t-il soupiré, la province s’en va, la province se meurt! J’ai interrogé ces femmes en patois; croiriez-vous qu’elles m’ont répondu en français? Et quand je leur ai parlé des chansons d’autrefois, elles m’ont ri au nez; elles ne savent plus que de niaises romances sentimentales ou des refrains de café-concert. La couleur locale s’efface, l’accent provincial se perd, le langage banal de tout le monde gagne de proche en proche, et chaque jour voit disparaître un mot du terroir, une coutume, une originalité. Quand tout aura été noyé dans la même couleur grise, quel triste logis sera le monde pour ceux qui vivent de la vie de l’imagination ! La terre aura l’air d’un vaste domaine, racheté après une faillite par des parvenus et des cuistres, qui changeront les parterres en carrés de choux, nivelleront les collines et défricheront les forêts.

— En attendant ce jour néfaste, s’est écrié le Primitif, enfonçons-nous en plein bois et en pleine sauvagerie.

Nous avions justement gagné le Claon, qui échelonne à mi-côte ses maisons blanchies à la chaux, sa petite église et son étroit cimetière ombragé de tilleuls. Derrière l’église, un chemin montant s’engageait dans une des gorges de la forêt, et nous nous sommes hâtés de le gravir pour échapper à la vallée trop civilisée. Un quart d’heure après, la vieille forêt nous enserrait de toutes parts. Du haut du sentier que nous suivions, nos regards plongeaient dans un entonnoir profond où les grands hêtres semblaient descendre en bataillons serrés. Parfois un rais de soleil tombait dans cet abîme de verdure, et alors, sur les hautes branches pendantes, et sur les pentes veloutées de mousse, des traînées de lumière se promenaient lentes et câlines comme des caresses. — Houp ! s’exclama le robuste Everard de sa voix de stentor. — Son cri roula joyeusement sous les ramées, et tout au fond de ce puits sonore un écho nous le renvoya en notes affaiblies... Nous étions bien en pleine solitude et l’immense forêt semblait être à nous tout entière.

Nous y marchions allègrement, foulant les herbes humides d’un pied de propriétaire, sans trop nous inquiéter de la direction de notre sentier ni de l’état du ciel, qui était redevenu brumeux. Nous avions fait une lieue à peine, quand la tranchée où nous cheminions