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Vous autres, gens de Paris, qui avez changé vingt fois d’appartemens dans le cours de votre enfance, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir un home, une bonne vieille maison remplie de reliques. Vous me faites l’effet d’enfans élevés au biberon, tandis que nous autres provinciaux nous avons bu à pleines lèvres au sein de la mère nature. Vous ne connaissez pas la volupté de retrouver après trente ans les mêmes meubles poudreux à leur place familière, les couloirs enchevêtrés où l’on jouait à cache-cache, le grenier à la charpente touffue, abritant dans ses profondeurs de massives armoires qu’on osait à peine ouvrir, de peur d’en voir sortir un spectre. Dans vos maisons modernes, toutes décorées avec la même élégance banale, où l’eau et le gaz montent jusqu’au cinquième, il n’y a plus de place pour le mystère, pour les spectres, pour ces naïves et délicieuses terreurs de l’enfance.

Laisse-moi, pendant que ces cloches bourdonnent encore, te conter une impression de ce temps-là. Depuis plusieurs jours, elle me revient avec une persistance étrange. C’était à B.., dans l’Argonne, et j’avais quinze ans. On entrait en hiver et les veillées avaient déjà recommencé. J’ai toujours aimé ces semaines de novembre, quand l’air est froid et sec, quand, au lieu des mille perles de la rosée, on trouve sur les chemins des milliers de paillettes de givre; lorsque la parole sort avec une légère et fine vapeur des lèvres des jeunes filles, et que le soir on se presse sept à huit autour de la cheminée flambante. Nous étions donc tous réunis à veiller dans la grand’chambre, aux environs de la Sainte-Catherine. Tout à coup, dans la rue déserte, il y eut un long piétinement et un murmure confus de jeunes rires. On frappa à la porte et une voix d’enfant demanda : — Voulez-vous voir la sainte Catherine? — C’est une coutume de mon pays meusien. Chaque année, en novembre, les petites filles habillent de blanc la plus jolie de leurs camarades; on lui met des fleurs au front et au corsage, et le soir, on promène de porte en porte la fillette, qui est censée représenter la sainte et qui chante un compliment suivi d’une quête destinée à fêter la patronne des filles. — Voulez-vous voir la sainte Catherine? — On répondit affirmativement; la porte s’ouvrit toute grande, et la troupe poussa dans la chambre une mignonne enfant de douze ans, aux joues vermeilles, aux cheveux noirs enguirlandés de roses blanches. Je la reconnus tout de suite; c’était Franceline, la fille du brigadier-forestier. Elle était jolie comme une petite fée avec ses yeux bruns scintillans, et deux fossettes qui se creusaient de chaque côté des joues au moindre mouvement de ses lèvres rouges. Elle s’avança dans le cercle lumineux, et, d’une voix argentine, elle chanta la complainte, — une sorte de nénie décousue, sans rime ni