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assurerait le mieux le fruit de leur travail; les plus imprévoyans ou les plus paresseux, pour celui qui leur garantit l’existence la plus facile. A prendre l’enquête agricole, il s’en faut cependant que partisans et adversaires de la commune soient partout distribués de cette sorte. Plusieurs déposans, le gouverneur de Koursk entre autres, nous disent bien que ce sont les paysans les plus aisés qui réclament la dissolution de la communauté, que parfois même ils adressent dans ce dessein des pétitions au gouvernement; mais dans la même enquête, de nombreux propriétaires nous viennent répéter que quelques riches paysans sont seuls à profiter de la communauté, que ces oligarques de village, tenant tout le mir sous leur dépendance, usent de leur autorité pour maintenir le régime qui leur permet d’exploiter leurs associés. Un déposant, M. Jéréméiéf, va même jusqu’à dire que, grâce à la tyrannie de ces mangeurs de la commune, de ces miroiédy, un pouvoir placé au-dessus de la communauté en peut seul prononcer l’abrogation. Pour faciliter la dissolution du mir, une commission de la noblesse de Saint-Pétersbourg proposait naguère d’en exclure les mauvais sujets et les contribuables en retard. Au projet pétersbourgeois un écrivain moscovite répondait que les vauriens, les paresseux, les ivrognes, étaient précisément les plus enclins au partage définitif, les plus désireux d’avoir en propriété un lot qu’ils pussent vendre et boire à volonté[1] ! Lorsque les Russes qui connaissent le mieux le moujik nous donnent des renseignemens aussi différens, parfois aussi contradictoires, un étranger aurait de la peine à choisir entre des avis si opposés, et ne saurait sans témérité en tirer une conclusion. De telles divergences ne peuvent s’expliquer que de deux manières : ou le paysan ne se pose pas encore cette grosse question que d’autres discutent en son nom, ou il n’a pas encore à ce sujet d’opinion arrêtée et a besoin, pour s’en faire une, de mieux se rendre compte des avantages et des inconvéniens de la communauté.

Un point est certain, c’est que tout en maintenant, là où elle existe, la propriété collective, les paysans russes n’ont point pour le régime opposé, pour la propriété individuelle et héréditaire, l’espèce de répugnance instinctive ou d’aversion raisonnée que leur a longtemps attribuée l’imagination de Herzen et des socialistes russes. Ils ne semblent nullement, comme le voudraient certains de leurs panégyristes civilisés, voir dans la communauté la seule forme naturelle et légitime de l’occupation du sol, et dans la propriété personnelle une monstrueuse anomalie, une inique usurpation. Les plus aisés aiment à acquérir un champ à eux, et chez le moujik, ce goût de tous les paysans du monde pour la terre

  1. Dmitrief, Revolutisionny conservatism, p. 96-97.