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leur part au relèvement de la femme. Si les mœurs patriarcales nourrissent davantage l’esprit et les sentimens de famille, l’individualisme développe mieux dans les deux sexes le sentiment de la dignité personnelle. Seule en face de ceux dont elle possède le cœur, entre son mari et ses enfans, la paysanne russe deviendra plus aisément la compagne et l’égale de l’un, la mère et la tutrice des autres.

L’individualisme et l’esprit d’indépendance en train de miner aujourd’hui la famille patriarcale n’atteindront-ils pas à la longue la propriété collective ? La commune russe est-elle d’une trempe assez solide pour n’être point entamée par cet actif dissolvant qui, avec les vieilles mœurs et l’autorité paternelle, ronge et décompose le communisme autoritaire de l’ancienne famille russe ? La famille et la commune, la vie domestique et la vie du mir avaient même base, même principe, même esprit ; l’une ne peut point ne pas se ressentir des modifications de l’autre. Tout affaiblissement des traditions et des coutumes populaires est un affaiblissement pour les communautés de village, où tout repose sur la tradition et la coutume. L’homme qui s’émancipe du joug paternel aura bientôt besoin de s’affranchir du joug collectif de la commune. Celui qui est las de rester toujours enfant dans la maison ne voudra plus demeurer toujours mineur devant le mir ; celui qui redoute la solidarité de la famille se fatiguera bien vite de la solidarité de la commune. L’esprit d’indépendance est ainsi fait, qu’une fois entré dans une sphère il ne s’y laisse pas aisément enfermer ; on aurait beau calfeutrer la maison, une fois introduit au foyer, il saura bien se répandre au dehors.

Pour survivre à la transformation actuelle, il faut que la commune cesse de peser sur l’individu, il faut qu’elle laisse toute liberté à la personnalité. De même que pour garder ses enfans devenus grands, le père de famille cherche à leur rendre insensible le poids de l’autorité paternelle, pour retenir le paysan dans les liens de la communauté, la commune russe en doit alléger les chaînes et adoucir le joug. L’antique communisme agraire n’a de chance de durée qu’en s’alliant à l’individualisme moderne. Une telle alliance est-elle possible ? Dans le communisme de la famille patriarcale, la solidarité des membres est inévitable ; en est-il nécessairement de même dans les communautés de village ? Avant d’examiner cette question, nous en allons étudier une autre non moins importante, celle du mode de jouissance actuellement en usage dans les communes de la Grande-Russie. En voyant les inconvéniens, les dangers du régime actuel pour la culture et la richesse du pays, nous aurons aussi à nous demander si ces maux sont inséparables de la