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de ne permettre les partages que s’il n’y avait point d’arriéré d’impôts et si la séparation laissait à chaque lot de terre une étendue suffisante pour l’exploitation. On a même parlé de remettre aux parens ou au chef de famille le droit d’autoriser ou de refuser la division. Quel que soit l’intérêt de l’agriculture et du paysan lui-même, il est difficile d’user de telles restrictions sans attenter à la liberté rendue par l’émancipation au paysan, sans remettre l’individu sous le joug de la famille, de la commune ou de l’administration centrale. Le meilleur moyen de parer aux dommages des partages de famille, sans léser les droits individuels, serait de retarder les partages des terres communales, en allongeant la période de jouissance, et de ce côté l’expérience et les mœurs sont en train d’amener d’elle-même la population rurale à d’utiles réformes.

Tout du reste n’est point à regretter dans cette séparation des familles et ces progrès de l’individualisme. A côté de graves inconvéniens économiques, les partages ont aussi quelques bons côtés, ils contraignent les jeunes gens à compter sur leurs propres forces, et en stimulant l’énergie individuelle, ils peuvent accroître la somme du travail. Il y a surtout profit au point de vue de la santé et au point de vue de la moralité. Chez un peuple pauvre et chez des hommes grossiers, tout n’est point vertu sous le régime patriarcal. On sait combien de maux de toute sorte dérivent, dans les grandes villes de l’Occident, de l’étroitesse des logemens et de l’entassement des individus. Les inconvéniens ne sont pas moindres en Russie, quand une étroite izba réunit plusieurs générations, plusieurs ménages, et que durant les longues nuits d’un long hiver, les pères et les enfans, les frères et leurs femmes couchent pêle-mêle autour du large poêle. Il en résulte une sorte de promiscuité aussi malsaine pour l’âme que pour le corps. Chez le moujik, l’autocratie domestique était souvent un danger pour l’intégrité et la chasteté de la famille. De même que le noble propriétaire sur les serves de ses terres, le père, le chef de la maison, s’arrogeait parfois une sorte de droit du seigneur sur les femmes soumises à son autorité. Le vieux, qui, grâce à la précocité des mariages, avait souvent à peine quarante ans, prélevait sur ses belles-filles un tribut que la jeunesse ou la dépendance de ses fils leur défendait de lui contester. Il n’était pas rare de voir ainsi le foyer domestique souillé par l’autorité qui en devait maintenir la pureté. La chose était si fréquente que ce genre d’inceste n’excitait guère dans les villages que des railleries. « Feu mon père, disait en se signant un isvochtchick (cocher) de Moscou, feu mon père était un homme sage et honnête, il n’avait qu’un défaut : il aimait trop ses belles-filles! » Aujourd’hui les jeunes ménages peuvent plus aisément se soustraire à ces droits paternels, et la vie domestique se purifie en s’isolant.