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émancipé du joug de son seigneur, le fils en âge d’homme tend à s’émanciper de la domination paternelle. C’est là une des principales et une des plus naturelles conséquences de l’émancipation; c’est en même temps un fait qui ne peut manquer de réagir sur la commune, sur toute l’existence matérielle et morale du moujik.

Le père de famille, selon les vieilles mœurs russes, est souverain dans sa maison, comme le tsar dans la nation. Pour retrouver en Occident quelque chose d’analogue, il faut remonter au-delà du moyen âge, jusqu’à l’antiquité classique et à la puissance paternelle des Romains. Chez le paysan russe l’âge n’affranchit point l’enfant de l’autorité du père; le fils adulte et marié y reste soumis, jusqu’à ce qu’il ait lui-même des enfans en âge d’homme, ou qu’il soit devenu à son tour chef de maison, La souveraineté domestique était demeurée intacte à travers toutes les transformations, toutes les révolutions de la Russie; comme le tsar, le père semblait tenir du ciel une sorte de droit divin contre lequel toute révolte eût été une impiété. Au XVIe siècle, dans un manuel d’économie domestique, intitulé le Domostroï, le prêtre Sylvestre, conseiller du tsar Jean IV, exalte l’autorité du père de famille et son droit de répression vis-à-vis des enfans comme vis-à-vis de l’épouse. Dans la noblesse cette puissance paternelle s’est usée et émoussée au long frottement de l’Occident et de l’individualisme moderne; il n’en reste guère que quelques rites extérieurs, comme ce touchant usage slave qui, après chaque repas, fait baiser aux enfans la main de leurs parens. Dans le peuple, chez le paysan et aussi chez le marchand, les vieilles traditions ont survécu. Chez ces deux classes les plus nationales de la Russie, la famille était restée jusqu’au dernier quart du XIXe siècle plus fortement constituée qu’en aucun pays de l’Europe. A cet égard comme à bien d’autres, on peut dire que la Russie était naguère encore aux antipodes morales des États-Unis d’Amérique, bien que dans les deux pays prévalût le régime de l’égalité des enfans, tant le maintien de l’autorité paternelle mettait d’intervalle entre deux familles à d’autres points de vue constituées sur des bases analogues, et tant les mœurs ont plus d’importance que les lois ou le mode, de succession.

Chez le peuple russe, la puissance paternelle s’appuie sur un sentiment religieux et se lie au respect des vieillards. Aucune nation n’a mieux sous ce rapport gardé les simples et dignes mœurs du passé. Le Russe du peuple salue les hommes d’un âge supérieur au sien des titres de père ou d’oncle : en toute circonstance, en public comme en particulier, il leur témoigne une pieuse déférence, et ce respect de la jeunesse pour la majesté et l’expérience de l’âge n’a pas été sans rendre plus aisé le self-government intérieur des communes de paysans. « Où sont les cheveux blancs, là est la raison,