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construire à Berlin, un déjeuner où furent conviés les plus importans personnages de la cour et de l’armée. Le repas fut somptueux et magnifique, et tout le monde avait accepté l’invitation. Cependant il manquait à cette fête donnée par M. Strousberg un personnage de quelque importance, c’était le docteur Strousberg lui-même, — il n’avait pas osé s’inviter. Voilà qui ne ressemble plus à l’histoire de Fouquet.

Les mémoires que nous venons d’étudier sont un livre instructif; on y apprend quelle est la puissance fatale des entraînemens. Il faudrait en recommander la lecture non-seulement aux aventuriers de la Bourse, mais encore aux spéculateurs politiques qui s’occupent de remanier de fond en comble la carte de l’Europe par une solution radicale et prématurée de la question d’Orient. Avant de se mettre en mer, les Lapons, paraît-il, achètent à quelque sorcier le vent nécessaire à leur navigation; il le leur remet dans un mouchoir soigneusement noué. S’il leur en donne juste ce qu’il faut, tout va bien; s’il en donne trop, la tempête éclate, et le malheureux Lapon ne revoit pas la Laponie. Le docteur Strousberg avait acheté trop de vent, et il a mal fiai. Il faut souhaiter que l’Europe soit plus heureuse et plus sage que lui. Dans le nord de l’Allemagne, au milieu d’une vaste sapinière, vit un illustre et redoutable magicien, qu’on appelle l’ermite de Varzin, et qui, lui aussi, fait son métier de vendre du vent à qui en désire. Naguère il en a envoyé à Varsovie par l’entremise du général de Manteuffel ; il en a expédié également une grosse provision en Grèce, à Bucharest, à Vienne aussi, où le parti de l’action en demandait. On assure que cet envoi a remis à flot le parti de l’action et que désormais, quoi qu’en puissent penser les Magyars et les constitutionnels cisleithans, la politique autrichienne, sentant ses voiles se gonfler, se dispose à voguer de conserve avec la politique russe, en mettant cap sur Constantinople. Puisse l’Europe échapper aux tempêtes, et puissent les acheteurs de vent se souvenir que l’ermite de Varzin ne fait jamais de donation à titre gratuit, qu’au contraire il a coutume de vendre très cher ses bons offices, et qu’il est difficile de conclure avec lui un marché dont il ne soit pas le bon marchand !


G. VALBERT.