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Cependant il ne suffit pas de réduire à néant les légendes, il faut expiliquer comment elles se forment. Pourquoi tout Berlin a-t-il cru à la clé d’or du docteur Stousberg? Niebuhr, qui ne croyait pas à Romulus, a tâché de nous expliquer comment il s’était fait qu’on y avait cru.

Le docteur Strousberg convient qu’il a toujours été un grand acheteur; mais il n’achetait pas pour revendre, nous dit-il, il aimait à garder tout ce qu’il achetait, et il est certain qu’on n’achète pas un employé prussien pour le garder ni pour le faire servir à l’embellissement de sa vie. Le roi des chemins de fer va jusqu’à prétendre qu’il n’est point né spéculateur. Son rêve, de jeunesse était d’amasser assez d’argent pour pouvoir acquérir un vaste domaine, se retirer des affaires, entrer à la chambre des députés et se consacrer tout entier à la vie parlementaire. Voilà bien les rêves des hommes! On se promet de se reposer, de s’asseoir un jour, et on ne marche, on ne s’agite que pour mieux assurer son repos futur; mais on marche tant qu’on finit par tomber dans quelque fatale fondrière, et c’est là que pour la première fois on se repose. Les gouvernantes se donnent beaucoup de peine pour apprendre aux petits enfans à se tenir assis tranquillement; cette science est bien utile, mais elle se désapprend bien vite. « Quelle sera la fin de tant de travaux et de traverses? demandait le vieux gentilhomme Echephron à l’ambitieux Picrochole, qui rêvait la conquête du monde. — Ce sera, répondait Picrochole, que nous nous reposerons à nos aises. — N’est-ce pas mieux, reprenait Echephron, que nous noms reposions, dès maintenant sans nous mettre en ces hasards? » L’homme a la passion des hasards, et le docteur déclare que cette passion est le principe de toutes les grandes choses qui pourront se faire dans le monde, aussi longtemps que le millénium n’aura pas accompli son avènement. Il reconnaît toutefois qu’il a trop sacrifié à ce goût, que son audace n’a pas assez compté avec les accidens, qu’il a trop étendu le cercle de ses opérations et qu’il s’est mêlé de trop de choses. Il confesse que le parti le plus sûr est de s’en tenir à son métier et que tel cordonnier diligent et honnête, qui s’occupe uniquement de contenter ses pratiques, a plus de chances de devenir un jour conseiller municipal qu’un homme universel de devenir ministre.

C’est un malheur d’avoir trop d’aptitudes, trop de talens divers et une imagination dévorante. Le docteur Strousberg est un virtuose qui s’est abandonné à ses fantaisies. A la longue, son génie n’a pu suffire à l’effrayante complication de ses affaires, lesquelles l’appelaient à la fois à Londres, à Berlin, à Anvers, à Bucharest. Où il n’était pas, il confiait ses intérêts à quelque subalterne, et le subalterne gâtait tout par ses maladresses. Pendant que Napoléon triomphait à Wagram, ses lieutenans se faisaient battre à Talavera. Si grandes que fussent les ressources financières du docteur, elles ne l’étaient pas encore assez pour