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aviez vu le docteur sortir à la fois par la porte de Brandenbourg et par la porte de Francfort, Schultze et Müller vous auraient répondu : C’est possible. Il ne se faisait aucune entreprise nouvelle sans qu’on le soupçonnât d’y être pour quelque chose. On ne disait pas : Où est la femme? on disait : — Le docteur est là. Se présentait-il quelque conjoncture délicate, une affaire offrait-elle d’inextricables difficultés, on s’écriait : Allons trouver le docteur. On l’appelait l’homme qui achète tout, et on en vint à prétendre qu’il achetait aussi les consciences des fonctionnaires prussiens.

Au mois de janvier 1873, l’éloquent tribun du parti national-libéral, M. Lasker, porta ces griefs et ces soupçons à la chambre des députés. Il accusa hautement le roi des chemins de fer d’avoir tout le monde à sa discrétion et de faire tout ce qu’il voulait au ministère du commerce. Ce réquisitoire eut un immense retentissement. Plus tard, M. Glagau en fulmina un autre, qui ne fut pas moins remarqué. « Le docteur Strousberg, écrivait-il dans la Gartenlaube, a pour principe de construire aussi mal et aussi cher que possible, et c’est ainsi que les millions sont tombés dans sa poche et dans celle de ses complices. Il se débarrassait à tout prix des actions et des obligations créées par lui et il en fabriquait toujours de nouvelles. Il avait des gens de lettres à sa solde, il distribuait des pots-de-vin aux journalistes et leur payait des pensions; c’est ainsi qu’il s’empara de la presse... Une clé d’or ouvre toutes les portes. Dans chaque bureau, Strousberg était connu; dans chaque département, en remontant jusqu’aux ministres, il avait ses amis et ses protecteurs, qui lui donnaient des renseignemens et des conseils et défendaient ses intérêts avec enthousiasme. Son bon plaisir a décidé de la retraite de plus d’un haut fonctionnaire. Dans le fait, Strousberg achetait tout, c’était un secret public, enfin il acheta les grands seigneurs. Il corrompit les journaux, il corrompit le monde des fonctionnaires et la noblesse, il tournait ou bravait les lois et souffletait publiquement la morale. » Si nous devions ajouter foi à ces véhémentes sorties, ne faudrait-il pas dire de Berlin ce que Jugurtha disait de Rome : Ville à vendre, pourvu qu’elle trouve un acheteur? Le docteur Strousberg proteste vivement dans ses mémoires contre toutes les fables, contre tous les récits mensongers et calomnieux qui ont circulé à son sujet. Il affirme que, loin d’avoir trouvé des intelligences et des complicités secrètes dans la bureaucratie prussienne, elle lui a toujours témoigné de la défiance, du mauvais vouloir; qu’elle s’est appliquée en toute rencontre à le traverser dans ses desseins, qu’elle a mis beaucoup de bâtons dans les roues de ses locomotives. Il assure qu’il n’a jamais acheté un employé prussien, et il en donne pour raison que l’employé prussien est désagréable, raide, pointu, gourmé, rogue, pédant, qu’il a l’esprit étroit et routinier, mais qu’il n’est pas à vendre. Nous l’en croyons sans peine.