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et tout aussi important de différences, il fait entrer dans l’esprit du lecteur l’incertitude qui est dans le sien, en écrivant une phrase qui renverse tout ce qu’il a démontré : « La dissemblance entre les deux langues, dit-il, n’est pas moins frappante que leur identité! » Certes le problème de l’origine du peuple du Pérou reste entier après comme avant la publication de ce livre; mais, chemin faisant, bien des points ont été éclaircis, et l’on ne saurait dire aujourd’hui que la langue quichua, dont M. Lopez a analysé les formes grammaticales, la perfection et l’ordonnance de la phrase, les conjugaisons et les déclinaisons parfaites, soit un dialecte grossier et informe, sans avenir et sans passé, se modifiant au gré du caprice individuel. Peut-on soutenir en effet que l’empire des Incas, où l’on rencontrait à tous les degrés de l’administration et de la société tous les signes d’une civilisation avancée, armées permanentes, religion élevée, morale établie, industrie florissante, des forges, des fonderies, des métiers à tisser, des mines en exploitation, des ponts de lianes franchissant de grands fleuves, des routes plus hardies, meilleures et mieux entretenues que toutes celles entreprises depuis par les Européens, les arts, les sciences mathématiques et astronomiques en grand honneur, l’histoire enseignée et écrite dans les quipos, enfin une poésie et un art dramatique largement développés, dont les échantillons, tels que le drame de Ollantay, sont parvenus jusqu’à nous, n’eût à son service qu’une langue informe et sans fixité? Ce qui paraît indiscutable dans la théorie de M. Lopez, c’est que la langue quichua est une langue ancienne à la hauteur de la civilisation du peuple qui la parlait; il est possible même que cette langue se soit détachée de la langue mère à l’époque où elle ne se servait pas encore d’un système accompli de flexions et cherchait sa forme définitive; ce qui permet à M. Lopez d’expliquer comment cette langue qu’il dit aryenne est aussi agglutinante : antithèse apparente, anomalie qu’il explique par ce fait, que les langues d’Amérique, confinées pendant des siècles dans un isolement complet, n’ont pas participé aux développemens successifs qui ont transformé le sanscrit et les langues qui en dérivent. La langue quichua se serait donc développée lentement et différemment, mais il n’en serait pas de même de la civilisation individuelle du peuple de cette région, qui, malgré son isolement, avait conquis tous les progrès qui se sont révélés au conquérant.

Tel était le peuple qui tenait le premier rang parmi les nations de l’Amérique du Sud lors de la découverte, et qui aurait pu les absorber et généraliser sa civilisation sans l’arrivée des Européens. Quelques nations étaient peut-être plus avancées en civilisation, mais beaucoup moins puissantes, comme les Yuracarès et les Aymaras, ancêtres des Incas; d’autres, au centre d’une région inhospitalière,