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de l’exactitude de cette observation. L’habitant même le moins civilisé offre partout à l’Espagnol sa maison, ses biens, ses filles, les alimens dont il dispose, et ce n’est qu’après l’avoir vu violer cette hospitalité, qu’il le combat en ennemi, avec la cruauté et la perfidie qu’il a apprises de l’Européen. Rebuté par les mauvais traitemens dont il est victime, révolté contre l’esclavage où on le réduit, il ne songe même pas d’abord à la résistance armée, et ne pense qu’à fuir, à se cacher dans les bois et dans les montagnes. Cette fuite, considérée comme une rébellion, est châtiée de la façon la plus rude; si le malheureux, poursuivi, repris, se défend, le prétexte est trouvé pour punir sa sauvagerie. Las Casas n’est pas le seul à dénoncer les crimes sans motifs et sans mesure des conquérans; laissons les exemples que cite ce témoin trop humain pour son temps, et prenons l’aveu public d’un des complices même des crimes de la conquête. En 1589, un officier de sa majesté très catholique Philippe II, adresse à ce monarque son testament, où, pour le repos de son âme et décharge de sa conscience, il révèle tout le mal que l’Espagnol a fait à l’Indien : « Nous avons, dit-il, fait descendre par la force des seigneurs de haut rang à celui d’esclaves; je me frappe la poitrine et j’avoue la part que j’ai eue dans ces fautes commises. Nous avons avili par nos mauvais exemples des êtres d’une grande sagesse, hommes et femmes, incapables de commettre un délit ni un excès; quand ils virent que parmi nous il y avait des voleurs et des hommes qui mettaient à mal leurs femmes et leurs filles, ils nous tinrent en grand mépris et notre mauvais exemple a produit un si triste résultat sur ces naturels, que cette ignorance du mal s’est chez eux convertie en oubli du bien. Il faut un remède à cette situation, et c’est à sa majesté de l’appliquer. »

Il est utile de rappeler combien peu de résistance rencontrèrent les conquérans, aussi bien chez les peuples les mieux organisés pour une guerre raisonnée que chez ceux que la vie nomade avait façonnés à la lutte à main armée. Les Quichuas et les Guaranis étaient, il est vrai, préparés à la servitude par leur caractère et leurs mœurs politiques, mais on ne saurait en dire autant des peuples des régions arides de la plaine, et cependant là aussi l’Espagnol a trouvé les mêmes habitudes hospitalières, la même douceur de mœurs, pour le moins étrange, dans un milieu aussi désolé. En effet, parmi les différentes régions du continent sud-américain, la contrée qui se prêtait le moins à la civilisation était le bassin des affluens de l’estuaire de la Plata. La pampa n’adoucit pas les mœurs : elle est sans abri, sans végétation, sans eau douce; la nature n’y parle pas à l’esprit, elle s’y présente hostile, sans forêts majestueuses, sans productions, sans autre chose que la tristesse d’une