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que de substituer leurs images à celles des dieux dont ils rencontraient le culte anciennement vénéré. Tout contribuait à supprimer la trace d’une civilisation destinée à un développement plus complet.

Il en résulte qu’au-delà des trois siècles qui ont précédé le nôtre commence pour le continent américain la période préhistorique; au-delà de ce laps de temps si court, la tradition ne nous a rien transmis de précis. Les monumens qui seuls s’élèvent encore à Cuzco, au lac de Titicaca ou au Mexique ne font que surexciter notre désir de connaître des peuples disparus, qui semblent n’avoir laissé ces preuves majestueuses de leur grandeur que pour faire rougir de leur impuissance les générations futures. Les menus objets, ces compagnons de la vie des peuples, ont disparu, eux aussi : la valeur du métal dont ils étaient généralement composés, loin de les protéger contre la destruction, a hâté leur disparition ; les images, les dessins, les formes de la vie matérielle, ont été détruits, et avec eux l’espoir de reconstituer le tableau d’une civilisation presque contemporaine de la nôtre et qui nous échappe, faute d’être traduite à notre esprit par les signes de l’écriture.

Il semblerait cependant qu’une fois établis sur ce continent, vivant de la vie des peuples qui l’habitaient antérieurement, contractant des unions avec les tribus sociables, les Européens aient dû les interroger, s’attacher à découvrir quelque chose de leur histoire, au-delà des premiers jours de la conquête. Loin de là; le mépris du conquérant pour les vaincus était tel que, même à la fin du XVIIIe siècle, un des écrivains espagnols les plus consciencieux, Félix de Azará, n’hésitait pas à déclarer qu’il est douteux que l’on puisse classer l’Indien parmi les hommes, lui qui cependant passa vingt années au milieu des tribus civilisées du Paraguay, et qui reconnaissait que, pour barbare qu’il soit, pour incomplet que soit son langage et pour bornée que soit son industrie, réduite aux exigences de la vie la plus simple, l’Indien est le sujet d’études le plus intéressant d’Amérique! Cette opinion, ainsi émise par un homme en dehors de tout préjugé religieux ou de tout compromis de secte, peut laisser entrevoir ce qu’avait dû être le respect des moines du XVIe siècle pour la civilisation qu’ils rencontrèrent, et les hypothèses qu’ils devaient se permettre au sujet des traditions trouvées chez des peuples qui, loin du foyer de Rome, ne pouvaient être que de malheureux abandonnés du ciel, jetés évidemment sur ce continent pour y expier quelque méfait. Les historiens religieux n’avaient au reste d’autre pensée que de renouer le fil de la tradition biblique dans ce monde nouveau, qui frappait les explorateurs par la grandeur des sites, la nouveauté de la flore et de la faune, mais avait