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de Louis XIV. Ce qui prouve bien qu’on songeait à la croisade contre les Turcs, c’est qu’on en a fait une effectivement, qu’une seconde fois on s’est arrêté à moitié chemin, et qu’on a guetté pendant longtemps l’occasion de se remettre en route.

Tous les rois et tous les ministres qui ont gouverné la France avant le XVIIIe siècle ont eu alternativement deux projets. L’un était le projet du jour, celui qui les saisissait à la gorge et qui réclamait une solution immédiate : expulsion des Anglais, abaissement de la maison d’Autriche, extension des frontières françaises. L’autre était le projet séculaire, celui que nous venons d’exposer, et dont le tour, par suite des circonstances, ne revint pas. Dans la pensée populaire, il était urgent, ce dernier projet, moins urgent toutefois pour la France que pour l’Autriche. Comme toutes les choses vivantes et profondément implantées dans le cœur d’une nation, il a subi, dans le cours des siècles, des modifications incessantes. Il a vécu, il s’est développé, et il est mort. Élaboré, sinon formulé, avant les querelles du catholicisme et du protestantisme, il est resté pendant longtemps un dessein chrétien, universel. C’est sous cet aspect qu’il s’offre à nous dans le Discours de La Noue et dans les Économies royales de Sully. La Moue et Sully étaient des protestans, mais des protestans politiques qui montraient une égale bienveillance à l’égard des évêques catholiques, des recteurs luthériens, des pasteurs calvinistes et des popes grecs. La croisade qu’ils méditaient n’était menaçante pour aucune secte chrétienne, pour aucune nation européenne, mais seulement pour l’islamisme et pour les Turcs. Sous la régence de Marie de Médicis, nous avons vu les calculs de la dévotion catholique et de l’ambition française se glisser doucement, avec De Brèves, dans le grand dessein, si désintéressé, de Henri IV. Au temps de Louis XIV, la déviation est complète; c’est que Henri IV a eu pour continuateur inattendu un capucin qui se fit écouter du pape, de Louis XIV et de Louvois. Dans cette nouvelle phase, le roi de France fut désigné comme le futur empereur d’Orient, comme l’exterminateur non-seulement de l’islamisme, mais de l’église grecque.

Est-il donc si regrettable que Louis XIV n’ait pas pu faire honneur à la parole de ses ancêtres? Dénaturé par le fanatisme religieux, le grand dessein eût produit des fruits amers. L’Orient aurait eu ses dragonnades. Contenue dans de justes limites, l’action de la France de l’ancien régime resta toute bienfaisante en politique comme en religion. Félicitons le christianisme d’avoir eu Louis le Grand pour protecteur et de ne l’avoir pas eu pour vengeur.


LUDOVIC DRAPEYRON.