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Comme les énergiques émigrans dont elle couvre le monde, elle attaque, avec les outils et les moyens les plus perfectionnés, un sol vierge dans lequel les plantes parasites n’ont pas eu le temps de pousser leurs dévorantes racines. Mais il lui manque encore deux conditions essentielles de la puissance navale, un corps d’officiers héritiers de longues traditions, et des ports profonds. Quant à nous, il ne nous manque rien. Nous avons ce qui constitue les élémens d’une marine formidable. Nous avons les hommes, toutes les catégories d’hommes, et toutes à un haut degré d’excellence : officiers, matelots, ingénieurs, comptables. Nous avons les ouvriers habiles, le bois, le fer, le charbon. Nous avons les ports profonds et enfin la richesse. Avec toutes ces ressources, nous laisserons-nous dépasser par nos voisins?

L’élément principal de notre marine, c’est un corps d’officiers assez ancien de formation pour avoir toutes les qualités nécessaires. Rien ne peut le suppléer, comme on en a fait la triste expérience à la fin du siècle dernier. La révolution avait détruit le corps entier des officiers de la marine royale. On a essayé d’armer des flottes sans eux; les vaisseaux, construits par de savans ingénieurs, étaient superbes, les équipages vaillans, mais les de Grasse, les Suffren et toute la brillante pléiade d’officiers formés à leur école n’étaient plus là. Les chefs manquaient. Aussi toute la période révolutionnaire des combats de mer n’a été qu’une suite d’ineptes boucheries où l’on voyait, comme au combat de l’amiral Martin devant Toulon, un vaisseau français combattre un vaisseau anglais de même force, recevoir son feu, riposter dans des conditions identiques, avec 200 hommes hors de combat de notre côté et personne de l’autre. Partout il en a été ainsi, et la guillotine embarquée sur chaque vaisseau n’a pu improviser ce qui ne s’acquiert que par l’instruction : une longue pratique et la transmission non interrompue de l’esprit de corps et des principes de devoir et d’organisation. L’empereur lui-même avec tout son génie n’a pu ressusciter la marine, le temps lui a manqué pour faire des officiers ; mais en créant une école spéciale pour en former, il a jeté la première base de notre réorganisation navale. Depuis l’empire, cette réorganisation s’est poursuivie sans relâche à travers tous les changemens de régime et d’administration. Gouvernemens et ministres ont eu la sagesse de laisser à l’œuvre le temps de s’accomplir, et de n’y apporter que des modifications de détail indiquées par l’expérience. Ainsi s’élèvent les édifices solides. Aujourd’hui non-seulement la tradition est refaite, mais notre corps d’officiers forme une hiérarchie puissante entourée de tous les élémens de perfection, et dont tout dissolvant a été soigneusement banni. Pas de jalousie d’origine : elle est la même pour chacun; tous ont passé au crible d’examens auxquels