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vaste mesure de la possession d’une flotte de guerre représentant la force morale et politique de la nation et marquant son degré de prospérité ou de décadence. »

Méditons ces paroles venant d’un pays dont la situation géographique est analogue à la nôtre. L’affaissement de notre marine serait un signe douloureux et manifeste de décadence. Déjà, il faut bien le reconnaître, et par des causes que nous expliquerons plus loin, nous sommes dépassés par la plupart de nos voisins dans le mouvement d’activité créatrice qui se produit. A l’heure où nous écrivons, Anglais, Allemands et Turcs ont dans la Méditerranée des navires mieux protégés contre l’attaque, et pourvus de moyens de défense plus énergiques que les nôtres; de plus tous leurs vaisseaux sont en fer, tandis que les nôtres sont encore, suivant les vieux erremens, construits en bois. Ce dernier fait de l’antique construction en bois constitue pour notre flotte une cause grave d’infériorité : le vaisseau en fer, divisé par des cloisons en compartimens étanches, peut avoir un de ces compartimens crevé par un coup d’obus, de bélier ou de torpille, sans que pour cela l’eau envahisse tout le navire et le fasse couler ; dans le navire en bois au contraire, où la subdivision est impossible, rien n’arrêterait l’invasion des eaux et par suite la submersion. En citant ces faits connus de tous les marins, nous n’avons d’autre but que de montrer avec quelle heureuse et intelligente activité ou travaille autour de nous. Nous ne sommes mus par aucun sentiment de jalousie contre la marine anglaise, dont il sera souvent question dans le cours de ce travail, parce qu’on ne peut parler marine sans citer l’Angleterre. Les jalousies nationales entre elle et la France ont été ensevelies sur les champs de bataille de Crimée; les vieux hommes d’état, héritiers d’un autre âge, qui les attisaient de leurs haines, sont descendus dans la tombe, et la supériorité maritime de nos voisins, en cessant d’être l’instrument d’une politique d’agression et de domination, n’est plus pour nous que la gardienne d’une indépendance à qui nous souhaitons longue durée.

L’Allemagne, de son côté, a non-seulement à protéger une marine marchande qui s’accroît aussi rapidement que la nôtre décroît, mais, suivant l’expression du ministre de Roon, elle doit « défendre les côtes de la Mer du Nord et de la Mer Baltique et secondement maintenir à l’avenir son influence européenne vis-à-vis des nations accessibles par mer. » Rien de plus naturel qu’elle agisse en conséquence et que pour créer vite, pour atteindre le rang de troisième puissance navale auquel elle touche aujourd’hui, elle mette à profit la circonstance exceptionnellement favorable d’avoir beaucoup d’argent à dépenser, point d’esprit de routine à surmonter et point de rouages inutiles dans son administration pour tout entraver.