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des siècles antérieurs sont indispensables à qui veut atteindre ce but. Si la Turquie s’est transformée, les rapports de ce pays avec les autres pays de l’Europe se sont également modifiés. Aujourd’hui c’est la Russie qui semble vouloir s’affubler des dépouilles de « l’homme malade. » Sait-on que, dès le début de la maladie, il y a près de trois siècles, une autre puissance, celle qui se désintéresse le plus, et pour cause, des affaires d’Orient, fut sur le point de poursuivre ce rêve dangereux?

Grande est la surprise, lorsqu’en parcourant les nombreux ouvrages anciens concernant les Turcs, que renferment nos bibliothèques, on s’aperçoit que tant d’écrits, d’origines et de caractères si divers, les uns politiques, les autres religieux, ceux-ci protestans, ceux-là catholiques, offrent une suite remarquable, qu’une idée fixe se retrouve dans tous. Tous en effet veulent plus ou moins conquérir, partager et réorganiser l’empire ottoman. Cette constatation a bien son importance : elle nous permet d’affirmer que, lorsque Henri IV formulait le « grand dessein » qui a trouvé place dans les Économies royales de Sully, ce roi populaire et nullement utopiste restait d’accord avec les aspirations de son temps. Comment Henri IV a-t-il été amené à concevoir son grand dessein contre les Turcs? Quelle a été, après sa mort, la fortune de l’idée qu’il avait reçue du XVIe siècle et qu’il a transmise au XVIIe Ce sont là deux questions que l’on se propose d’élucider.


I.

On dirait assez justement de la France de l’ancien régime qu’elle était l’alliée officielle et intéressée, et aussi l’ennemie secrète et résolue des Turcs. Bien des historiens sont frappés uniquement du fait persistant de l’alliance franco-turque; ils croient à une intimité cordiale de nos rois et des sultans, ils affirment que l’opinion publique en France a favorisé l’établissement de ces bons rapports. Un mot des mémoires de Montluc a pourtant marqué l’exacte nuance en cette matière : « Nous les princes chrétiens qui soustenoyent le parti de l’empereur faisoient grand cas de ce que le roy nostre maistre avoit employé le Turc à son secours; mais contre son ennemy on peut de tout bois faire flesches. Quant à moy, si je pouvois appeler tous les esprits des enfers pour rompre la teste à mon ennemy qui me veut rompre la mienne, je le ferois de bon cœur. Dieu me le pardoint. »

Aussi bien n’est-ce pas dès l’instant de leur apparition en Europe que les Turcs sont devenus les alliés de la France. C’est un siècle