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il est rare de s’exposer à de telles fatigues par amour des recherches scientifiques. L’empereur Nicolas lui témoigna sa satisfaction d’abord par la croix de Sainte-Anne, une récompense que Murchison, quoique Anglais, appréciait beaucoup, et plus tard par le don d’un magnifique vase en aventurine de Sibérie. Ce dernier cadeau avait au moins cela de rare qu’il en existait un seul autre au monde de même dimension, celui que le tsar avait donné à Humboldt. Murchison avait un faible singulier pour les distinctions sociales, ce qui peut sembler un signe de petitesse d’esprit chez un homme dont la réputation se faisait par des travaux scientifiques. Ses familiers l’appelaient en plaisantant « lord Grawacke, » et il ne cachait point qu’il en était flatté. Au surplus, il ne négligeait nulle part d’entretenir des relations mondaines dont sa vanité tirait plus de profit que ses travaux. Au cours de ces fréquens voyages sur le continent, il ne manquait jamais de se faire présenter aux monarques dont il traversait les états. C’est ainsi qu’à Paris il obtient une audience de Louis-Philippe; mais le roi-citoyen n’avait pas à son gré des allures assez souveraines; pas d’aides-de-camp dans les antichambres; à peine une sentinelle à la porte; et M. Guizot qui se fait annoncer sans façon au milieu de l’entrevue ! A Berlin, Humboldt le présente en grande cérémonie au roi de Prusse dont la tenue militaire lui convient beaucoup mieux; hélas ! faute d’habit noir il est obligé de décliner une invitation à dîner à Sans-Souci. En Russie, Nicolas le séduit tout à fait. Après avoir voyagé d’un bout à l’autre de l’empire, il n’a vu ni la corruption des fonctionnaires, ni la servitude du paysan, ou du moins il ne juge pas digne d’en parler; mais il a vu Nicolas, passant la revue de ses troupes, acclamé par la foule. « Ce bon peuple n’est pas encore assez avancé pour avoir appris à ne pas aimer ses souverains. » Ainsi Murchison parcourait l’Europe à la recherche des roches dont il s’était épris, accueilli avec faveur par les têtes couronnées aussi bien que par les hommes de savoir, et, rentré dans son pays natal, il y redevenait, comme par droit de naissance, président de la Société géologique, de l’Association britannique, tant il eût été difficile d’en trouver un autre qui eût au même degré la compétence scientifique et la dignité personnelle. C’était un homme heureux dont la quiétude ne devait jamais être troublée par le désir de lancer dans le monde des théories malsonnantes. Satisfait d’observer les phénomènes de la nature, il s’inquiétait peu d’en découvrir l’explication.