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Alors il m’apprend que la levée en masse n’aura pas lieu, car, bien que la vie des Polonais ne vaille pas grand’chose, le mieux est d’en tuer le moins possible.

Moi, je réponds : — Naturellement ! Nous ne sommes pas des assassins, et tant que notre comte se tiendra tranquille, on ne touchera pas un cheveu de sa tête. Vous avez ma parole d’honneur.

Lorsque je donnai cette parole, je ne me doutais pas que j’aurais à la tenir le jour même. À mon retour, j’aperçois sous le tilleul quelque chose d’inouï : le comte et deux seigneurs, ses hôtes, garrottés et liés aux arbres, déjà, — les misérables ! — à demi morts d’angoisse, et devant eux le grand haydamak avec sa bande ; puis, groupés à l’écart, nos paysans.

— Il est bon que tu arrives, dit le sauvage Wassili. Je t’ai attendu pour juger avec toi ces monstres. Voilà le jour venu où nous pouvons rentre aux Polonais ce qu’ils nous ont fait.

Mais je m’avance et je dis : — Je ne jugerai pas avec toi. Je suis un honnête homme qui ne combat que pour son droit ; toi. tu es un brigand. Retire-toi, Wassili, — il y a du sang sur tes mains, — et délivre d’abord ces gens-là, je te le conseille avec douceur. Si tu ne le liais pas, il faudra que la commune lutte contre toi, ce qui serait, une triste extrémité ; ma conviction pourtant est qu’il faudra, le faire, aussi vrai que je crois à l’aide de Dieu.

Wassili reste debout, immobile, pétrifié, puis il devient pâle comme la mort, palpe son fusil pour tirer sur moi, je. suppose, puis laisse tomber sa main, l’appuie sur son cœur et rit d’un rire terrible. Enfin il fait signe à ses hommes, tous s’éloignent avec lui. Je donne l’ordre de délier le comte, et lorsqu’il me remercie, je lui réponds : — Laissez cela, seigneur, je ne l’ai pas fit pour vous, j’en aurais honte, mais je l’ai fait pour l’amour de Dieu et de la justice.

Dans la même nuit, le grand haydamak se tua, et avant de mourir il ft prendre par son clerc, la note suivante : « Je suis devenu pour mon peuple un malfaiteur, mon peuple m’a repoussé ; à cause de cela, je ne veux plus vivre. »

J’ai eu grande pitié de cet homme, et la pensée que ma parole lui avait donné lui mort a pesé sur toute ma vie, mais je ne pouvais agir différemment.

Voilà, monsieur le bienfaiteur, toute l’histoire, comment a fini le sauvage Wassili, et comment j’ai réglé mes comptes avec le seigneur Agénor.

Ainsi se termina le récit de mon ami Ivon Megega.


K. E. FRANZOS.


(Traduit par M. Th. Bentzon.)