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fille la mère fondant l’espoir de ses vieux jours ne prétendait pas moins que de la faire épouser par un bel officier, Michaël Ivanitch Storechnikof, le fils de la propriétaire. Cette idée lui était venue certain soir que le bel officier s’était avisé de transmettre lui-même à Pavel Constantinitch un ordre de Mme Storechnikof. Véra, sans le vouloir, avait plu, c’était une maîtresse qui pouvait faire honneur ; Michaël Ivanitch était donc revenu, mais pour voir ses tentatives misérablement échouer contre l’ambition bien résolue de la mère et devant l’indignation de la jeune fille. Deux traits ici sont admirablement observés. Le roman réaliste a parfois de ces bonnes fortunes, et, des bas-fonds où il se complaît, de loin en loin il ramène quelque vérité psychologique précieuse. Il y a quelque trente ans, un roman français. nous eût montré Storechnikof ou bien converti brusquement comme par un coup de théâtre au respect de l’innocence et à la loi de l’honneur, ou bien au contraire plus âpre au désir, et, pour satisfaire sa passion, prêt à toute violence et à toute perfidie ; le roman russe nous le montre acceptant sans hésiter l’idée du mariage et, puisqu’il n’est que le mariage pour arriver à posséder Véra, réglant sur cette idée sa conduite à venir. Là est en effet le vrai, là est la réalité, parce que la violence et la perfidie ne sont guère que des moyens de mélodrame, et quant à ces illuminations subites qui transformeraient si merveilleusement les cœurs, elles n’apparaissent que sur le chemin de Damas. Autre exemple de naïveté dans la dépravation : quand Maria Alexievna s’aperçoit que la résistance de Véra, plus sûrement que tout calcul, a réduit Storechnikof à merci, quelle réflexion croyez-vous que fasse l’excellente mère ? « Elle est certainement encore plus rusée que moi ! s’écrie-t-elle, oh ! c’est une fine mouche. » Je ne dis pas que tout cela ne soit au fond franchement odieux, je dis seulement qu’étant admise la situation, l’auteur a vu juste. Storechnikof entre donc dans la maison du sous-chef de bureau comme prétendant en titre ; il y prend le thé tous les soirs. On peut concevoir aisément toute l’horreur que son hypocrisie de renard pris au piège inspire à l’infortunée Véra.

Cependant le père de famille s’étant mis en quête, pour faire préparer son fils Fédia au collège, d’un bon maître « à bon marché, » son choix est tombé sur un étudiant en médecine du nom de Lopoukhof. Nous l’appellerions un singulier personnage s’il en fut, mais l’auteur nous assure qu’il existe en Russie plus de Lopoukhof qu’on ne croit. Certes, ce n’est pas lui qui, comme le Basarof de Tourguénef, s’éprendrait d’une aristocrate jusqu’à en mourir : il est cuirassé contre l’amour et cuirassé du raisonnement le plus victorieux et du syllogisme le plus russe que je connaisse : « Je n’ai jamais, dit-il, rencontré de femme qui n’eût au fond du cœur le regret d’être femme et le désir d’être homme, comme les pauvres ont le désir d’être riches. Or qui peut se plaire à voir les pauvres ? Et qui pourrait par conséquent se plaire à voir les femmes ? » Aussi ne jette-t-il sur Véra qu’un regard indifférent, dédaigneux, à peine