Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/955

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
UN ROMAN NIHILISTE.

Que faire ? par M. G. Tchernychefsky.


Le roman dont nous inscrivons le titre en haut de cette page ne serait pas une nouveauté pour les lecteurs de Saint-Pétersbourg ou de Moscou, puisqu’il ne compte pas moins aujourd’hui de douze ans de date bien sonnés, — en russe. Pour des lecteurs français, il peut avoir encore quelque attrait de curiosité, n’étant traduit que d’hier, j’ose à peine dire dans notre langue, tant la phrase du traducteur est diffuse et sa grammaire fantaisiste. Est-ce, comme le disait Mérimée, « que la concision et la richesse de la langue russe défient les plus habiles traducteurs, » ou bien encore qu’une langue littéraire toute neuve se prêterait mal à la familiarité du roman, comme des Russes l’ont prétendu ? Nous ne résoudrons pas l’alternative, mais nous craignons en vérité que le traducteur ne soit pas ici le seul coupable et qu’il ait quelque droit d’excuser, sur les défauts de l’original, peut-être les faiblesses, et certainement les longueurs de sa traduction. Au surplus, il n’importe guère : en Russie, la littérature est une arme, la poésie même est œuvre de combat, à plus forte raison le roman. Et c’est pourquoi ce roman au titre énigmatique, Que faire ? s’il n’offre qu’un médiocre intérêt comme œuvre d’art, du moins comme expression du radicalisme russe mérite bien d’être connu.

On sait que pas un pays des deux mondes n’est plus fécond que la Russie, non pas même la nouvelle Amérique, en sectes religieuses ou philosophiques, les unes bizarres jusqu’à l’extravagance, les autres repoussantes jusqu’au dégoût. Les tourneurs de Russie ne le cèdent pas aux trembleurs d’Amérique, ils l’emporteraient plutôt, et les coureurs de Sopelki le disputent aux perfectionnistes d’Oneïda. Aussi bien il se fait des échanges, et tels Russes de l’un ou l’autre sexe qui désespèrent de la liberté sur le sol natal vont essayer du libre amour et de la vie naturelle aux bords du lac Érié. La vie naturelle, c’est le communisme hardiment poussé jusqu’à ses dernières conséquences, et je n’ai pas besoin d’expliquer ce que c’est que le libre amour. A la vérité, les sectes russes, recrutées pour la plupart au sein du peuple des campagnes, ne font pas sonner, comme les sectes américaines, le partage égal des biens et ce qu’on appelle aujourd’hui « l’émancipation de la femme ; » le fait est cependant qu’elles y aboutissent, et que la femme russe, partout ailleurs si profondément abaissée sous la tyrannie du moujik, devient libre, souvent même maîtresse dans cette sphère spirituelle. Voici maintenant le phénomène curieux qui se produit : quand cet instinct de communisme et de rénovation sociale se rencontre chez des hommes que l’éducation a dégrossis et que l’instruction a façonnés aux idées de la science et de