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Depuis la première note du comte Andrassy, il y a de cela près d’un an, depuis le mémorandum de Berlin surtout, on en est là, on s’interroge. Aux entrevues des souverains succèdent les missions intimes du général de Manteuffel à Varsovie auprès de l’empereur Alexandre II, du comte Soumarokof, aide de camp du tsar, auprès de l’empereur François-Joseph d’Autriche. Projets d’armistice limité ou illimité, plans de réformes, propositions anglaises, contre-propositions turques, interprétations russes, menaces d’intervention s’enchevêtrent à l’infini, laissant toujours la parole à l’imprévu. Que sortira-t-il de ce travail confus poursuivi au bruit des armes, pendant que les hostilités, à peine interrompues un instant, ont recommencé sur la Morava, autour d’Alexinatz ? Un moment, on a presque désespéré d’une solution favorable, que rendaient plus que jamais problématique les réponses évasives de Constantinople et les impatiences attribuées à la Russie ; on se demandait déjà, non sans une certaine anxiété, ce qui allait arriver. Depuis peu de jours, tout a changé encore une fois ; la Turquie a ravivé les espérances pacifiques en allant spontanément au-delà des vœux qu’on lui témoignait, en jetant dans le désarroi de la diplomatie européenne la proposition d’un armistice prolongé. On lui demandait six semaines, elle a offert six mois. Quel qu’ait été son mobile, elle a dans tous les cas montré de l’habileté en prenant l’initiative d’une proposition si bien faite pour répondre aux désirs pacifiques et aux intérêts du monde. Un armistice serait à coup sûr pour le moment ce qu’il y aurait de mieux ; il permettrait aux passions et aux fanatismes de se calmer, aux gouvernemens de se reconnaître et de reprendre la direction des événemens, à la Porte elle-même de désintéresser l’Europe par les réformes qu’elle aurait eu le temps d’accomplir. Oui sans doute, le cabinet turc a eu l’art de mettre la raison de son côté en abandonnant à ceux qui voudront la prendre la responsabilité de complications nouvelles et plus étendues. C’est un gage sérieux pour la paix, rien n’est plus certain. Qu’on ne se hâte pas trop cependant de croire que tout est fini, c’est à peine un commencement. Il s’agit encore de savoir quelles conditions la Turquie met à cet armistice, si ces conditions seront acceptées par les Serbes, si elles auront la ratification de la Russie ou des autres puissances, si les insurgés de la Bosnie et de l’Herzégovine ne profiteront pas de l’occasion pour reprendre sous une autre forme les hostilités qui seraient censées suspendues par un acte régulier de diplomatie. En d’autres termes, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, c’est la question tout entière qui est impliquée dans une simple proposition d’armistice, et qui restera en suspens tant que l’Europe n’aura pas réussi à créer un accord de volontés assez énergique, assez décisif pour s’imposer à tout le monde, pour ramener à ses vraies proportions ce problème toujours fuyant de la situation de l’Orient.