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la justice. Mieux encore et à plus juste titre que le capitaine du Bonaventure, le capitaine du Primerose nous peut réconcilier avec la Russie d’Ivan IV. L’empire des tsars ne se voit pas, en effet, du même œil quand on y arrive de Londres ou quand on y revient, après avoir passé une année dans la Boukharie. La compagnie moscovite possédait depuis quatre ans déjà trois comptoirs en Russie, et ces trois magasins jouissaient, par une faveur spéciale, de tous les privilèges attachés aux propriétés privées de la couronne, L’empereur, qui devait mériter un jour des boïars jaloux le surnom de tsar anglais, mettait ainsi au rang de ses plus intimes serviteurs les marchands dont l’active industrie l’avait en 1553 affranchi du joug impérieux de la hanse. Le 4 septembre, il recevait en audience solennelle Jenkinson. Les ambassadeurs turcomans et les esclaves russes étaient là pour témoigner de la fidélité et de l’intelligence déployées par cet étranger, qui eût volontiers ajouté de nouvelles provinces à l’empire où les produits des manufactures britanniques recevaient un si bon accueil, Jenkinson fut admis à présenter lui-même au tsar les six envoyés des sultans. L’empereur, avec une satisfaction visible, donna au capitaine du Primerose sa main à baiser. Il daigna ensuite accepter gracieusement la queue de vache blanche du Cathay et le tambour de Tartane dont l’intrépide agent avait fait l’acquisition à Boghar.

Les palmes vertes et les perroquets de Christophe Colomb, les pièges à gibier et la navette de Sébastien Cabot n’en disaient guère plus que cette queue de yak et ce tambour apporté des plaines où se préparait déjà l’invasion des états de l’empereur Chin-Tsong. La désorganisation complète du centre de l’Asie semblait inviter les Russes à devancer les Mantchoux à Pékin ; mais il eût fallu qu’il n’y eût pas une Pologne pour menacer Smolensk et Moscou, une Suède et une Tauride pour tendre la main à la Pologne. Décidé à rester l’héritier des Rurik, peu soucieux d’aller rendre à la terre mongole la visite que les hordes avaient faite naguère aux rives du Volga, Ivan Vasilévitch borna son ambition à ouvrir le chemin de la Chine par la mer Caspienne aux cuirs russes et aux draps anglais.

A l’issue de la réception. qui couronnait si bien son dangereux voyage, Jenkinson, suivant l’hospitalière coutume, s’entendit convier, de la bouche du souverain, au somptueux. banquet dont les grandes ambassades n’avaient jamais manqué, à la cour de Moscou, d’être l’occasion. Dans le cours du repas, Ivan Vasilévitch ne se fit pas faute d’adresser à ce petit Junkine, devenu en moins d’une année un personnage, maintes questions pleines de sens sur les nombreux pays que l’infatigable commis avait visités, et cette fois encore « il lui envoya des plats par un duc. » Le 17 février 1560, Anthony partait de Moscou pour aller rendre compte à la