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considèrent une pareille coutume comme un grand péché ; ils appellent ceux qui s’y conforment des caphars, c’est-à-dire des infidèles. Autant vaudrait être à leurs yeux chrétien. Le roi de Boghar n’a ni grand pouvoir ni grandes richesses. La monnaie du pays est l’argent et le cuivre ; l’or n’y a pas cours. On ne connaît à Boghar qu’une pièce d’argent. Cette pièce vaut 12 pence anglais. Le roi en fait varier le taux chaque mois à sa guise, souvent deux fois par mois. Il se soucie peu d’opprimer son peuple, car il sait fort bien qu’il ne régnera pas plus de deux ou trois ans. Avant ce temps, il aura été tué ou chassé, au grand détriment du pays et des marchands. »

Le 26 décembre 1558, trois jours seulement après son arrivée, Jenkinson est appelé devant le sultan de Boukhara. Il lui présente les lettres de l’empereur de Russie. Le nom et la réputation d’Ivan IV avaient franchi les limites du désert. On pouvait se méfier de ses envoyés, on ne se fût pas permis de les traiter avec négligence. Il est assez piquant, lorsqu’on songe aux préoccupations constantes de l’Angleterre, aux progrès menaçans, suivant elle, de la Russie, de voir en 1558 un marchand anglais s’efforcer de frayer à la fois vers l’extrême Orient le chemin aux draps du Shropshire et à l’influence russe. Dîner en présence du souverain est toujours le plus grand des honneurs chez les Orientaux ; Jenkinson fut admis à la table du sultan de Boukhara. Ce prince intelligent le fit plus d’une fois mander à l’improviste pour l’entretenir familièrement dans ses appartemens secrets. Il l’interrogeait sur le pouvoir du tsar, sur celui du Grand-Turc, voulait connaître les lois, la religion, l’étendue des divers pays. Il fallut tirer les fameux mousquets devant lui : habile archer, le prince n’eut de cesse qu’on ne lui eût appris à s’en servir lui-même. « Toutes ces politesses, s’écrie avec indignation Jenkinson, n’empêchèrent pas que, quand nous dûmes partir, le prince ne se conduisît en vrai Tartare ; il s’en alla en guerre sans m’avoir remboursé le prix de ce que je lui avais vendu. Il avait bien donné l’ordre qu’on me payât ; mais ses agens me forcèrent de consentir à un rabais considérable, et je dus pour le reste me contenter de marchandises dont je n’avais que faire. Pouvait-on espérer mieux d’un mendiant ? Je dois cependant rendre justice à ce roi barbare : immédiatement après mon arrivée à Boghar, quand il sut ce qui nous était advenu sur la route, il envoya parcourir et fouiller partout le désert, ordonnant qu’on lui ramenât morts ou vifs les brigands. Une partie de ces bandits fut tuée, le reste mis en fuite. Quatre tombèrent aux mains de la troupe. Le roi me fit mander pour que je les reconnusse. Deux avaient été atteints par nos balles et portaient encore de nos marques. Le roi les fit pendre à la porte de son palais en leur qualité de gentilshommes. On me