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amertume. Vous admirez Mlle Lapidoth parce que vous la trouvez parfaite, et vous mépriseriez une femme qui eût commis quelque mauvaise action.

— Cela dépendrait tout à fait de la manière dont elle considérerait cette action.

— Seriez-vous content, si elle était bien misérable ? dit impétueusement Gwendoline.

— Je serais navré, mais je jugerais que son remords la grandit. Il y a plus d’une manière d’atteindre à la grandeur. Quelques-uns d’entre nous ont besoin d’une violente secousse qui leur ouvre les yeux sur les conséquences de leurs fautes. Et s’ils souffrent ensuite, il est clair que leur sort nous touche plus que celui des heureux.

Tel est le langage affectueux et austère à la fois que Deronda parle à cette femme, dont il est devenu le guide, dont il est tout près d’être l’idole. Dans son désir de lui faire du bien, il brave le danger avec une imprudence sublime. Daniel s’oublie toujours. Hans Meyrick a raison de le comparer au Bouddha qui s’est donné en pâture à une tigresse et à son petit pour les empêcher de mourir de faim. On peut présumer aussi que son amour pour Mirah est en somme la meilleure égide.

Cet amour, il est forcé de se l’avouer le jour où une confidence de Meyrick, qui s’est épris de son côté de la jolie juive, enfonce au plus profond de son cœur le glaive de la jalousie. Mais il aurait tort de craindre : cette fille d’Israël n’épousera jamais qu’un homme de son peuple. Devenir la femme d’un chrétien lui paraît aussi impossible qu’il eût paru à Rébecca ou à Rachel, ses aïeules, d’entrer sous la tente d’un fils de Moab ou d’Ammon. Ici George Eliot tombe en plein roman judaïque. C’est un genre plus froid, et disons le mot, plus ennuyeux encore que le roman biblique proprement dit, qui, sous la plume de Mme Stowe, de Mme Wetherell et de leurs émules, a du moins l’excuse d’une véritable ferveur évangélique. La philosophie de l’auteur de Romola au contraire est suspecte, on le sait, aux protestans de son pays, toujours armés du saint livre. Par quelle aberration, après s’être lancée hardiment dans le domaine illimité de la libre pensée, s’est-elle éprise d’un si vif enthousiasme pour la plus étroite et la plus inflexible de toutes les croyances : la croyance juive ? Elle consacre des volumes entiers à nous en exposer les beautés par la bouche de Mordicaï, un ascète poitrinaire et visionnaire, qui se trouve être le propre frère de Mirah. Mordicaï est possédé du désir de rendre à son peuple une existence politique, une autonomie, un centre national, comme l’ont les Anglais répandus, eux aussi, sur toute la surface du globe. Trop pauvre, trop malade pour accomplir cette tâche, il y associera Daniel Deronda,