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Grandcourt n’a pas besoin d’en apprendre davantage et ne juge même pas nécessaire de confier à son oncle ses intentions secrètes ; mais Lush, qui l’accompagne, est plus communicatif. Après l’avoir entendu :

— J’espère qu’un tel mariage n’aura pas lieu ! s’écrie Deronda d’un ton qui fait dire à sir Hugo :

— Quoi ! serais-tu touché, toi aussi ? Aurais-tu envie de courir après elle ?

— Au contraire, répond Deronda, je serais tenté plutôt de me sauver bien loin.

La réponse est parfaitement sincère, malgré l’intérêt très vif que l’étrange jeune fille qu’il n’a fait qu’entrevoir inspire à Deronda et auquel en un autre temps il eût cédé peut-être ; mais aujourd’hui il ne se sent plus libre et l’auteur nous en donne longuement la raison, que nous tâcherons de concentrer en quelques lignes.

La vie de Daniel Deronda a été fort romanesque ; du plus loin qu’il se souvienne, il a toujours vécu auprès de sir Hugo Mallinger, l’appelant mon oncle. Quand il lui adresse une question sur son père ou sa mère, le baron répond invariablement : — Tu les as perdus tout petit ; voilà pourquoi je prends soin de toi. — Et longtemps il s’est trouvé trop heureux auprès du plus indulgent et du plus joyeux des oncles pour regretter beaucoup ses parens inconnus. C’est la lecture de l’histoire, une remarque imprudente de son précepteur au sujet des bâtards qui pour la première fois a fait germer en lui un soupçon, qui est déjà venu à tout le monde, qu’il est le fils naturel de sir Hugo, et dès lors il fait connaissance avec la douleur. Il lui semble qu’une nouvelle figure voilée, sombre, énigmatique, est entrée dans sa vie, les mains pleines de révélations confuses et vaguement redoutables. L’oncle qu’il a tant aimé devient à ses yeux un père qui a des torts envers lui et sa mère… Pourquoi l’a-t-on enlevé à elle ? Ce sont là des secrets qu’il ne pourra jamais approfondir, car parler d’une honte quelconque concernant cette mère dont il croit voir le spectre chaque fois que sa propre beauté se reflète dans un miroir, lui ferait horreur. Le sentiment de son illégitimité devient chez cet être sensitif et délicat une angoisse comparable à celle que son pied-bot causait à Byron ; mais les susceptibilités, qui seraient pour beaucoup d’autres le commencement de la révolte et de la haine envieuse, ne font qu’ajouter à sa noble nature un élément de tendresse et de compassion inépuisable pour les maux, voire pour les fautes d’autrui. A Eton, où l’envoie son protecteur, il se distingue moins encore par ses talens que par une sagesse précoce et un rayonnement de chaleureuse sympathie auquel chacun est prêt à répondre. Pendant les vacances, il gagne l’affection, à demi maternelle, à demi déférente de la jeune