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II

On dit que Charles Dickens, ayant lu pour la première fois un livre de George Eliot, écrivit des louanges enthousiastes à l’adresse du génie féminin qui surgissait. L’éditeur répondit que ce génie appartenait à un homme ; mais le grand romancier ne se laissa pas tromper : il avait reconnu la touche d’une femme à ce signe infaillible que les caractères de ses héroïnes étaient beaucoup mieux dessinés que ceux de ses héros. Le caractère de Grandcourt eût peut-être mis en défaut cependant la pénétration même de Dickens ; l’analyse de cette âme complexe et en apparence impénétrable est un chef-d’œuvre d’observation. Ce sont les faits, ses actes seuls qui nous font connaître Grandcourt ; point d’explications ni de dissertations, chaque touche juste et précise le met plus nettement en lumière. Il n’existe pas de sphinx pour George Eliot : elle montre à nu les petites vanités misérables qui se cachent sous une surface imposante ; jamais l’homme du monde n’a été plus savamment, plus impitoyablement disséqué.

Parmi les familiers de Grandcourt, à la tête des victimes sur lesquelles s’exerce sa froide arrogance, se trouve le compagnon de ses voyages de jeune homme, M. Lush, qui est devenu dans sa maison une sorte de factotum et de complaisant indispensable. Il rend à son maître des services variés, sans souci du mépris qu’il inspire à celui-là même qui l’emploie ; peu lui importe que les cailles et les ortolans lui soient jetés dans la poussière ou dans la boue pourvu qu’il s’en délecte. Lush, avec ses gros yeux avides, son embonpoint d’épicurien, sa mine de basse prospérité, inspire à première vue à Gwendoline une répulsion instinctive qu’elle ne prend pas la peine de cacher, et Lush, offensé par son dédain, se jure que cette fille pauvre, qui ose être insolente, n’arrivera jamais au rang qu’elle convoite. Il sait un bon moyen de l’en empêcher. Le temps presse cependant : Grandcourt et Gwendoline, après quelques scènes de flirtation élégante qui ressemblent à des combats où de part et d’autre on mesure l’effet du moindre mouvement, sont tout près de s’entendre ; Mme Davilow se réjouit de voir ses prévisions de mère idolâtre réalisées, M. Gascoigne entremêle les conseils pratiques de l’ambitieux aux sermons édifians du pasteur pour pousser sa nièce vers la fortune dont une chrétienne peut faire si bon usage ! Tandis que Gwendoline se prépare à un brillant pique-nique, où les paroles qui engagent deux fiancés doivent être échangées entre elle et l’admirateur que toutes les jeunes filles lui envient, elle reçoit un billet ainsi conçu : « Si miss Harleth hésite encore à accepter la main de M. Grandcourt, qu’elle veuille