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sentiment de l’humilité profonde qui convient à notre néant, nous ne pourrions répondre que par un salut d’enthousiasme à ce Père de la création. Nous n’oserions le prier, n’étant pas bien sûr qu’il entendît nos supplications sur nos misères, et nos confidences sur nos vœux et nos espérances. Ce Père-là, nous en convenons, n’est pas tout à fait celui que Jésus implorait en mourant sur sa croix. Il est trop haut, dans le ciel de la science moderne, pour entendre nos plaintes et communiquer à ceux qui le contemplent d’autre grâce que celle d’une stoïque résignation. Épictète et Marc-Aurèle avaient-ils une manière différente de prier ?

Il est une chose à laquelle nous ne pourrions jamais nous résigner : c’est une philosophie des causes finales qui toucherait si peu que ce soit à l’autonomie et à la libre activité de l’être humain. La théologie de toutes les écoles a toujours menacé cette liberté à laquelle le philosophe tient par-dessus tout, parce que la liberté, c’est le principe même de la vie morale. Spinoza n’est pas le seul dont la théologie ne s’accommode pas de la liberté. Saint Paul et saint Augustin ne la traitent guère mieux dans leur doctrine de la grâce et de la prédestination. Notre Dieu, de même que celui de Leibniz, avec cette différence que nous ne séparons point la cause créatrice de son œuvre, notre Dieu ne crée que des forces, les unes actives, d’autres vivantes, d’autres enfin libres. Le monde, qui est son œuvre éternelle et perpétuelle, nous apparaît comme un immense système dont toutes les parties, même les plus indépendantes, sont plus ou moins liées les unes aux autres. En quoi cette relation serait-elle incompatible avec l’autonomie des êtres libres, puisqu’elle ne l’est pas même avec la spontanéité d’action des particules les plus microscopiques de la matière ? Il n’y a pas plus de difficulté à concevoir la liberté de l’homme dans de telles conditions qu’à la concevoir dans l’unité du système solaire ou dans l’unité du système planétaire. Le problème serait tout autre, si l’on imaginait le monde comme un mécanisme absolu, soumis aux lois de fer de la nécessité, ou bien encore comme un immense organisme dont toutes les parties se tiendraient entre elles dans les mêmes rapports que les parties des êtres vivans. Ici rien de pareil ; nulle assimilation arbitraire de l’unité cosmique avec celle des êtres organisés. Aucune philosophie sévère ne peut se permettre une de ces comparaisons ou de ces métaphores qui peuvent prêter à la poésie d’une description, mais qui faussent la science. C’est une bien belle image que la définition du monde par les stoïciens, l’infini vivant, μέγα ζῶον (mega zôon) ; mais cette image suffit pour obscurcir la notion de la liberté. En un mot, toute comparaison, toute induction qui tend à confondre l’unité du système avec l’unité organique dont le caractère propre est l’individualité, met en péril l’autonomie et la libre activité de l’être