Page:Revue des Deux Mondes - 1876 - tome 17.djvu/74

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ont-ils jamais imaginé autre chose que des subtilités inintelligibles ou des hypothèses chimériques ? Voilà où la métaphysique en vient, quand elle s’avise d’enfermer Dieu dans l’étroite mesure d’un concept vide et négatif, qui ne prend corps et vie qu’autant qu’on lui donne une matière, ainsi que l’a prouvé Kant. L’infinie puissance, l’infinie sagesse, l’infinie bonté qui crée à tout instant de nouveaux types, toujours plus beaux et plus parfaits, pour lesquels l’entendement est sans cesse forcé de changer son idéal, d’en retrancher, d’y ajouter certains caractères et certains traits, selon les indications de l’expérience, quelle formule peut définir la Cause suprême ? La fin des fins, la cause des causes, l’Être des êtres, le suprême Créateur de toutes choses, selon la loi de l’évolution universelle : voilà des définitions qui n’enferment la nature divine ni dans les représentations de notre imagination, ni dans les catégories de notre entendement. Un autre mot vaudrait peut-être encore mieux, le vieux mot d’Aristote, le bien, qui enveloppe toute cause efficiente dans la cause finale, toute cause physique dans la cause métaphysique.

M. Janet pense avec nous qu’en parlant de l’intelligence, de la volonté, de la sagesse, de la bonté de l’auteur de la nature, il faut se garder de prendre ces mots à la lettre. « Nous avons trop le sentiment des limites de notre raison pour faire de nos propres conceptions la mesure de l’être absolu ; mais nous avons trop confiance dans sa véracité et sa bonté pour ne pas croire que les conceptions humaines ont un rapport légitime et nécessaire avec les choses telles qu’elles sont en soi[1]. » Pour nous, qui avons aussi plongé notre pensée dans les profondeurs du problème, à l’âge où l’ivresse de la métaphysique gagne les esprits ardens à la recherche des hautes vérités, nous n’avons pas voulu autre chose, en le reprenant avec l’un des plus habiles maîtres contemporains, que de nous entendre avec nous-même d’abord, ce que Voltaire n’accorde pas toujours aux métaphysiciens, et surtout de nous entendre avec la science de notre temps sur un ordre de questions que la philosophie ne peut abandonner. Nos amis de l’école spiritualiste nous trouveront peut-être trop favorable à ces nouvelles théories qui leur font peur. Nos vieux adversaires de l’école théologique verront, dans notre doctrine sur la cause première, un certain air de parenté avec celle que Lessing et Goethe résumaient d’un mot : έν χσί πάν. Si le spirituel et regretté M. Doudan, dont M. Caro a eu la bienveillante malice de citer un mot charmant sur l’auteur de la Métaphysique et de la Science, était encore de ce monde, il pourrait nous demander quel genre de piété nous recommandons pour le Dieu qui nous compte parmi ses croyans. Nous l’avouons franchement, avec le

  1. Page 600.