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illusions de la guerre à outrance. Ils se sentent soutenus par un courant de sympathie publique dans tous les pays, et ils semblent compter sur la force irrésistible de ce courant pour dominer et entraîner les gouvernemens eux-mêmes. Assurément l’opinion dans bien des pays a des sympathies pour les Serbes, elle les suit avec émotion dans leurs luttes nationales ; mais enfin il y a une chose que l’opinion, si sympathique qu’elle soit, ne peut pas faire, c’est que les Serbes aient été victorieux dans leurs combats de ces trois derniers mois, et qu’ils puissent recueillir aujourd’hui le prix des victoires qu’ils n’ont pas gagnées.

Un officier russe servant dans l’armée de la principauté, chef d’état-major du général Tchernaïef, écrivait récemment dans une protestation contre le programme de paix adopté par les puissances : « Le statu quo ante bellum pour la Serbie, des réformes localisées pour les provinces chrétiennes seraient un coup mortel pour ce pays sans indépendance. Le peuple serbe est comblé de désespoir en voyant l’opinion publique russe et surtout anglaise désavouée par l’action dissolvante de la diplomatie. La paix signée dans de telles conditions serait désastreuse pour l’Orient… » Les malheureux Serbes sont entretenus dans ces illusions par des chefs audacieux, et ils ne s’aperçoivent pas qu’ils se laissent entraîner dans des aventures où ni l’opinion ni les gouvernemens ne peuvent les suivre, où ils s’exposent à s’aliéner les sympathies, les appuis les plus sérieux au lieu de les conquérir. Huit jours après avoir fait appel à la médiation de l’Angleterre et des autres puissances, ils semblent vouloir répudier l’œuvre de l’intervention européenne. Au moment où la diplomatie est assez occupée à maintenir pour la Serbie une semi-indépendance qu’on a livrée au sort des armes, des généraux, des soldats, dressent un pavois dans leur camp de Deligrad, et pour simplifier les choses, dans un moment d’enthousiasme, ils font du prince Milan un roi nouveau, un roi fort embarrassé de la couronne compromettante qu’on veut mettre sur sa tête.

Évidemment, dans cette exaltation, dans cet effort pour échapper ai la réalité, il y a une désastreuse méprise, et ceux qui agissent ou parlent ainsi se trompent étrangement, s’ils croient pouvoir disposer dei toutes les politiques, faire violence aux délibérations de l’Europe. Peut-être y a-t-il une autre explication de la situation violente où se débat aujourd’hui la Serbie. La vérité est que depuis trois mois une transformation étrange s’accomplit, et que, si cela continue, la principauté est menacée de ne plus s’appartenir. Elle disparaît sous une véritable invasion russe. Chaque jour des officiers, des détachemens de volontaires arrivent par tous les chemins. On parlait récemment de la formation de deux brigades, de régimens de cosaques. A coup sûr ces officiers, ces soldats, portent à l’armée serbe un vigoureux contingent de discipline, d’instruction militaire. Seulement ce ne sera plus bientôt l’armée serbe, ce sera une