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Quant à la dernière classe, celle des heimin, qui comprend la nation tout entière, sauf quelques milliers d’hommes, elle est réduite à une extrême pauvreté, vouée exclusivement au travail, privée, d’épargne, insouciante de la forme du gouvernement et résignée, tant qu’on ne lui arrache pas le pain quotidien, à une obéissance passive. L’homme du peuple se sent pour ainsi dire étranger au pays, dont d’autres sont les maîtres, au sol qu’il ne possède qu’à titre précaire ; il n’a pas d’aspirations vers un état meilleur, point d’esprit de sacrifice à la chose commune. Il est remarquable que la notion de la patrie manque là où n’existent ni liberté politique, ni propriété fixe. Nos premières milices datent de l’émancipation des communes ; ici on a beaucoup de peine à enrôler les jeunes gens de la plèbe ; à leurs yeux, c’est affaire aux « hommes à sabre » de défendre le pays qui les nourrit, au peuple de le féconder de ses sueurs. Dès l’origine de leur lutte contre la féodalité, les rois de France trouvèrent dans les magistrats municipaux, dans les héritiers des décurions et des propriétaires d’alleux, une catégorie d’hommes tout prêts à les soutenir, qui devint le tiers-état. Ici cette bourgeoisie énergique, intelligente, hardie, n’est pas encore sortie d’une foule énervée par un long despotisme. Obligé de s’appuyer sur des auxiliaires, le pouvoir cherche autour de lui la nation et n’aperçoit qu’à une distance incommensurable, sous ses pieds, une poussière humaine encore inerte et sans volonté, incapable de le seconder. La division n’est pas moins tranchée entre les territoires qu’entre les classes. L’esprit de séparatisme local travaille le pays tout entier, particulièrement les provinces du sud. C’est la condition inévitable de toute monarchie qui veut se fonder sur les ruines de la féodalité, et le phénomène n’a, en lui-même rien d’alarmant.

Il en est un autre qui mérite de retenir plus longtemps l’attention. C’est la direction générale des esprits, la tendance des opinions, qui forment peu à peu l’éducation nationale. Il est extrêmement curieux de consulter à ce sujet les manifestations de la presse indigène. Que l’on ne s’y trompe pas cependant : la presse, qui ailleurs sert à marquer en quelque sorte le degré de température et les variations du sentiment public, s’efforce ici de le créer ou tout au moins de l’éveiller par son initiative. Le journal se préoccupe moins de refléter une image que d’offrir un modèle. Les conceptions individuelles y tiennent une large place ; l’écrivain se pique moins de penser avec ses lecteurs que de les faire penser avec lui. Tel qu’il est néanmoins, le journalisme offre un singulier tableau du mouvement qui s’opère dans le pays ; l’indépendance de son langage contraste d’une manière frappante avec l’obséquiosité que le pouvoir rencontre partout ailleurs : dans ses colonnes semble s’être réfugiée la franchise bannie du reste de l’empire ; on y appelle un