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mais sous la direction du prêtre. Le couple sacerdotal garantit les premiers dans leur possession immuable, et il bénit la mobilité des autres par l’exemple qu’il donne d’une affection conjugale durable, mais non exclusive, et qui se renforce au contraire de toute l’affection que chacun des deux inspire. Voilà les trois formes de l’amour conjugal, patient, ardent et calme. »

Cette doctrine, avons-nous dit, a fait scandale et schisme dans la secte ; mais, même après le schisme, ceux qui restèrent autour d’Enfantin n’acceptèrent jamais d’une manière absolue son opinion sur cette question. Quelques-uns même lui opposèrent une résistance obstinée, et le pressèrent d’objections auxquelles, il faut le dire, notre apôtre, plus fait pour la prédication que pour la discussion, répond d’une manière pitoyable. On nous a conservé par exemple les objections de Guéroult[1], que nous avons connu depuis si habile journaliste, et qui témoignait déjà de cet esprit net, vif, lumineux, qu’il porta plus tard dans la polémique politique. Enfantin enseignait que, de même que le prêtre social doit concentrer en lui le savant et l’industriel, de même il doit concentrer les deux natures, constante et inconstante, qui donnent naissance aux deux formes du mariage, car il résume en lui l’esprit de conservation et l’esprit d’innovation ; or l’esprit de conservation est représenté, dans les familles, par la constance, et l’esprit d’innovation par la mobilité. Dans le prêtre, c’est-à-dire dans le couple sacerdotal, les deux amours doivent être réunis, et c’est là la forme suprême de l’amour et du mariage. Guéroult, sans se laisser subjuguer par la mysticité enveloppée du langage, et allant droit au fait, demandait « comment le prêtre peut être à la fois constant et inconstant ? » car, disait-il, il n’y a pas de milieu entre « le oui et le non. » Il ajoutait que, si le prêtre réunissait les deux genres d’affection, « il aurait simultanément des affections profondes et des affections successives[2]. » Il ne craignait pas de mettre le doigt sur les conséquences les plus grossières du système : « D’après les idées que vous avez émises, disait-il à Enfantin, il y aura des enfans orphelins, qui ne connaîtront jamais leur père ;… une famille réelle et des familles bâtardes. » Pressé par cette dialectique, le père n’a d’autre issue que l’échappatoire à laquelle il avait toujours recours devant de telles objections, et que nous devons signaler en terminant pour avoir l’idée complète de la théorie. Cette échappatoire est l’excuse qu’invoquent encore aujourd’hui les derniers survivans de l’école saint-simonienne, lorsqu’on leur rappelle

  1. Voyez Œuvres, t. XVI, p. 17 et suiv.
  2. Il y avait ici en effet une contradiction grossière. Le saint-simonisme prétendait n’autoriser que la polygamie successive ; mais en autorisant le prêtre aux deux sortes de mariages à la fois, il admettait en réalité la simultanéité.